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14 décembre 2013 6 14 /12 /décembre /2013 18:11

par Daniel ARANJO

 

 

 

Théâtre du Nord-Ouest, 13 rue du Faubourg Montmartre, Paris 9ème ; Antigone de Sophocle, adaptation et mise en scène Pierre-François Kettler ; Les Perses d’Eschyle, adaptation en alexandrins Jean-Dominique Hamel, costumes et mise en scène Nathalie Hamel ; La Cerisaie de Tchékhov, mise en scène Coralie Salonne ; novembre 2013 à janvier 2014.

 

Passeport de 100 euros : entrées illimitées pour un semestre (au moins quatre spectacles différents par jour ; davantage le week-end ; deux salles : une grande scène, large ; une petite salle avec les acteurs à bout portant pour le spectateur) ; chaque année est donnée sur un semestre l’intégralité d’un auteur (fût-il prolixe comme Corneille) ; direction : Jean-Luc Jeener, homme de théâtre spiritualiste bien connu, critique théâtral au Figaro.

 

 

 

Durant la représentation d’Antigone, j'ai souvent pensé à ce mot de Nietzsche (parfois repris en son temps sous une forme voisine par Jacqueline de Romilly) : "Le monde a beau être sombre, si l'on y introduit un fragment de vie hellénique, il s'illumine aussitôt." Et l'équilibre de Sophocle ! qui est bien là au bout de tant de siècles, de textes mutilés, qui auraient pu se perdre... et revivent sous nos yeux au théâtre-patronage du Nord-Ouest. Face à ce jeune visage d'Antigone, tout jeune visage d'une jeune fille de chez nous, qui pourrait être notre fille ou la copine de notre fille, on éprouve la vénération que l'on éprouve devant une sainte (une sainte laïque) ; j'avais alors oublié ce mot du même Nietzsche : "L'hellénisme a pour nous la même valeur que les saints pour les catholiques."

 

Tant de trouvailles, simples et géniales, dans ce spectacle : le smoking blanc et les yeux d'aveugle de Tirésias, que j’avais d’abord pris pour Œdipe (l'acteur Gérard Cheylus à peine reconnaissable sur scène, alors qu'on le voit presque chaque jour au TNO), le soldat-messager venu de la banlieue de Thèbes ou de celle du 93 avec son accent de banlieue (idée du metteur en scène ?) ; et ces jeunes de la diversité - splendide Africaine, Maghrébine racée du chœur, Antigone même jouée par une actrice à nom peut-être turc - venus au théâtre grec et lui offrant leur beauté par le français de l'école alors que leur culture d'origine ignore le théâtre (je pense à la culture arabe qui ne l'a jamais pratiqué jusqu'à il y a peu pour des raisons d’ordre métaphysique , et je n'ai presque jamais vu de théâtre en Afrique Noire laquelle, il est bien vrai, a bien d'autres priorités et soucis).

 

Quelque chose de large, de clair - à l'égal de ce chœur lent et mobile d'emblée en place sur cette large scène - et qui, à l'arrivée, je le découvre avec surprise, n'aura duré qu'une heure 25. Le sujet a beau être tragique, il reste la sagesse et la clarté de Sophocle (un mot de la même famille que 'Sophia', la sagesse). Diversité du théâtre grec : on joue dans la petite salle 'Les Perses' de l'oraculaire et sombre et préclassique Eschyle dans un décor de nuit où avance le drame du verbe dans ce drame pratiquement sans action, du verbe souvent seul, carrément régulier dans la version en alexandrins J.-D. Hamel, et les costumes et masques rituels pour tous - sauf pour la reine Atossa - venus de quelque archaïque Ravenne, dus à Nathalie Hamel, et comme montés presque à la fin des fins du sol comme Darios entre des brumes d'enfer et de résurrection (le costume et l'éclairage, ici sombre éclairage, comme dimension première de la mise en scène). Peut-être chacun des deux spectacles montés en parallèle gagne-t-il même à ce contraste.

 

On donnait aussi une Cerisaie séduisante. J’ai vu des Tchékhov ou le Tourgueniev pré-tchékhovien d’Un mois à la campagne plus fluides, plus impressionnistes (théâtre du flux de conscience sur scène). Ici, il y a une certaine netteté des situations, des personnages, et qui donne du contour à ce monde qui finit, et à cette cerisaie qui va changer de monde et de mains entre deux trains évidemment parisiens, celui du début et de la fin, reliés en fin de course à mille verstes de steppe russe en fin de course aussi, pleine de dettes, de manies, de quelque vodka et d’ennui (ah les trains en littérature russe ! matière à colloque...) ; et tous ces acteurs français plus russes que russes. Finesse d’une orchestration vériste (Puccini en prose), reflux local de l’histoire et flux de conscience à tous sur Seine.

 

« Je suis vivant, c’est beau. Je dois aux dieux un beau cadeau. » dit dans cette Antigone le soldat-messager venu du 93 de Thèbes, tout heureux de se sentir encore vivant sous l’arbitraire pouvoir, de façon quelque peu burlesque (mélange des genres ! car il peut y avoir aussi de la familiarité et cette proximité populaire de l’adage chez Sophocle). On peut se saisir de cette formule, hors contexte, et en faire le théorème du théâtre : le théâtre, c’est la vie (alors que le cinéma n’en est que le simulacre) ; la vie en communauté. Le TNO, cet espace modeste, héroïque et commun, qui a survécu par miracle et par folie à je ne sais combien d’imminentes faillites et à des dettes himalayesques, est l’un des endroits qui, à Paris, le rappelle le mieux. Oui, il y a du décor de patronage, là : car c’est bien au patronage que certains d’entre nous ont eu leur première expérience du théâtre. Nous qui avons vu tant de chères revues disparaître (Autre Sud, Les Cahiers du ru, revue élégante et cogneuse de la francophonie en Vallée italienne et en principe bilingue d’Aoste), et qui avions déjà dit adieu au TNO, et l’avons vu sauvé par les recettes d’une saison Labiche (programmé pour amener de l’argent ! fallait y penser), savons le prix de chacun de ces miracles, quasi quotidien.

 

 

 

Daniel ARANJO

Universitaire de haut niveau, Daniel Aranjo est surtout poète, dramaturge et critique littéraire. Auteu d'essais sur la poésie, spécialiste de l'Ecole dite fantaisiste, il a sorti Paul-Jean Toulet du purgatoire en 1980 avec une mémorable monographie en deux volumes.

 

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