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12 décembre 2013 4 12 /12 /décembre /2013 15:19

par Michel Mourlet

 

   Une fois gravi l’étroit colimaçon de pierre qui mène au haut de la tour, on éprouve un choc : cette pièce minuscule, entièrement lattée de chêne comme une cabine de bateau, c’est le bureau de Vigny. Là où, nouvel Achille sous sa tente, il s’est retiré après sa rupture avec la comédienne Marie Dorval. Là où, d’abord stoïque sous la douleur, il a écrit la Mort du loup, avant de sentir en lui monter et gronder la colère de Samson contre Dalila. Là où, contemplant de la petite fenêtre de sa cellule l’immensité de la campagne nocturne, il chercha remède à sa tristesse dans le scintillement des étoiles, et finit par se convaincre que « le ciel reste noir et Dieu ne répond pas. »

   Nous sommes en son domaine du Maine-Giraud, non loin du Barbezieux de Chardonne, au cœur de cette Champagne charentaise où de verts bataillons de ceps, parfaitement alignés sous un ciel calme et lumineux, communiquent aux écrivains le goût de l’ordre ; et où le bouquet puissant du cognac appelle à concentrer le sens dans le cristal des mots.

    Bien qu’il y ait séjourné moins souvent qu’à Paris, le manoir familial a tenu une place de choix dans le paysage intérieur de Vigny. Sa vision aristocratique des gens et des choses, sa prédilection pour les âmes fortes, son goût du retirement se sont frottés à ces vieilles pierres et s’y sont aiguisés. Sa méfiance aussi, qui va de pair, des succès littéraires faciles : « Un homme qui se respecte n’a qu’une chose à faire : publier, ne voir personne et oublier son livre. Un livre est une bouteille jetée à la mer, sur laquelle il faut coller cette étiquette : Attrape qui peut. » Peu nombreux ceux qui « attrapent » l’œuvre de Vigny. Mais quels ! Baudelaire vient le visiter avec vénération ; Barbey d’Aurevilly parle de « la transparence d’une langue qui a la chasteté de l’opale » ; les militants de l’art pour l’art, les Gautier, les Leconte de l’Isle, en font, comme on dirait aujourd’hui, une icône. En romantique invétéré, l’apôtre et martyr du réalisme, l’auteur de Madame Bovary en personne, écrira même à Louise Colet : « On a beau se moquer de tous ces gens-là, ils domineront pour longtemps encore tout ce qui les suivra. » On n’est pas près non plus d’oublier, dans sa fameuse lettre à Jacques Rivière, le jugement de Proust, pour qui Vigny et Baudelaire sont les deux plus grands poètes du XIXesiècle : « Vigny reste mystérieux, la source de ce calme et de son ineffable beauté nous échappe. »

     Né à Loches en 1797, le jeune Alfred ne restera tourangeau que deux ans. Ses parents s’installent à Paris. Il étudie le dessin, la peinture, les mathématiques, traduit l’Iliade en anglais, écoute avec délice la chronique armoriée, parfois enjolivée, de sa famille, ruinée par la Révolution. On est d’excellente naissance, la taille bien prise, ambitieux, mais sans fortune : en cette époque éprise d’aventure militaire, quel métier choisir, sinon celui des armes ? Certes, son visage fin encadré de boucles blondes (un ange, diront les femmes), sa manie de creuser à fond les problèmes de l’existence au lieu de les cravacher sur sa botte, ne l’y prédisposent guère. Qu’importe ! À dix-sept ans, soit en 1814, lors du premier retour du « roi podagre », il reçoit son brevet de lieutenant des gendarmes de la Maison du roi. Durant cette « Foire d’empoigne » si bien racontée par Anouilh, et dans les années qui suivent, diverses vicissitudes, traverses et déceptions diminuent de jour en jour son attachement à l’armée. Bien qu’ayant obtenu le grade de capitaine, sa santé délicate lui permet de demander sa mise à la réforme en 1827. Entre-temps, sa vocation poétique s’est déclarée, ainsi que son goût de la séduction. Sa nature rêveuse, son charme distant font chavirer les cœurs. À défaut de charges sabre au clair, devenues rares depuis la chute de l’Aigle, il pratique à merveille la douce guerre et multiplie les conquêtes. Un peu avant son retour à la vie civile il a quand même fini par se marier, un bandeau sur les yeux, avec une Miss Lydia Bunbury ; d’où cette confidence : « J’ai épousé une Anglaise que je croyais riche et qui était pauvre, que je croyais belle et qui était laide, qui ne comprend pas un mot de ce que j’écris et qui, pour finir, a perdu la santé... » Il s’improvisera garde-malade et s’occupera de Lydia avec un inlassable dévouement.

   De ses débuts sous l’uniforme (qu’il n’endossera de nouveau, brièvement, qu’en 1830), il tire Servitude et Grandeur militaires, mi-fiction, mi-essai, où s’expriment l’amertume née de son expérience et les réflexions désabusées que lui inspirent le statut moderne de l’Armée et ses usages peu compatibles avec le règne solitaire de l’intelligence, seul souci permanent de l’auteur de l’Esprit pur, qui le fait précurseur de Valéry. Comment ne pas rapprocher de « l’écrit universel » célébré par Vigny : « Colombe au bec d’airain ! VISIBLE SAINT-ESPRIT ! », l’ « Honneur des Hommes, Saint LANGAGE » du poète de la Pythie... majuscules comprises ? Mais, pas plus que Valéry n’est complètement le cérébral M. Teste, Vigny n’est le Docteur Noir de Stello qui « aime mieux qu’on voie la vie froidement comme un jeu d’échecs ». On sent bien que les éclairs de lucidité sardonique dont ils sont l’un et l’autre traversés sont les sombres reflets d’une inespérance, sans autre issue que la magie des mots.

   La production poétique du jeune Alfred commence aux alentours de sa dix-septième année : des vers sensuels, souvent inspirés de l’Antiquité, qui parfois choquaient sa mère. Son premier poème publié, le Bal, le sera en 1820, dans Le Conservateur littéraire, revue ultra-royaliste fondée par les frères Hugo, qu’il a rencontrés cette année-là. Ce Bal, à qui connaît la suite, sonne comme un prélude. Avant les interrogations lancinantes sur le sens de l’univers, avant la catastrophe sentimentale, avant le silence volontaire et les souffrances physiques des dernières années, c’est le conseil des lucides, celui  d’Horace et de Ronsard : Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie. Après viendra le « stoïcisme des Anciens », que Vigny amalgame souvent avec l’honneur, défini comme le stoïcisme des temps modernes : « Gémir, pleurer, prier est également lâche. / Fais énergiquement ta longue et lourde tâche / Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler, / Puis après, comme moi, Souffre et meurs sans parler. »

   Tourné par ses humanités vers Athènes et Rome, bercé dès l’enfance par le murmure des dieux et le chuchotement des dryades, une sorte de logique instinctive, néanmoins, lui fait apercevoir l’avenir avant tout le monde. Avec son premier grand recueil, Poèmes antiques et modernes, il inaugure en 1826 le genre des petites épopées, que Hugo, Leconte de Lisle et Heredia illustreront beaucoup plus tard. Dans le même temps il publie Cinq-Mars, grand succès de librairie, premier roman historique français. Dumas abordera le genre une dizaine d’années plus tard. Quant aux tentatives du jeune Balzac sous pseudonyme, elles ne méritent pas d’être prises en compte, d’autant qu’il tentait une imitation de Walter Scott, alors que Vigny a renversé la perspective de l’écrivain écossais en prenant comme héros des personnages historiquement réels. Enfin, s’il précède Hugo et les Parnassiens, il ouvre aussi la voie du symbolisme : ce que ses détracteurs d’alors et même parfois d’aujourd’hui reprochent à son lyrisme « incertain », à des vers jugés obscurs, approximatifs ou d’accès difficile, certains décalages inattendus dans l’emploi des termes, qui floutent l’expression, plus abstraite et musicale que visuelle, c’est justement ce qui fera le prix et la singularité de la poésie qui suivra ; le « tremblé » mystérieux et calme qui, pour Proust, établissait entre Vigny et Baudelaire une parenté secrète.

   Peinture légendaire ou effusion personnelle, et plus souvent les deux ensemble, la poésie de Vigny ne cesse de marcher « dans une forêt de symboles » visant à renfermer des vérités profondes. Le poète se veut poète-philosophe. Son second recueil, les Destinées, publié au lendemain de sa mort, épouse encore plus visiblement cette ambition. Le familier des Anciens y cède la place au lecteur de la Bible et l’interrogation sur les fins dernières se fait plus obsédante à mesure que l’écrivain voit s’en rapprocher l’échéance. Dans les grands « poèmes philosophiques », la Maison du berger, le Mont des Oliviers, la Bouteille à la mer, une dimension métaphysique s’instaure où Vigny apparaît comme l’interlocuteur de Pascal, celui que « le silence des espaces infinis » effraie. Quand il invoque Dieu, c’est toujours, par une sorte de rhétorique obligée, celui des philosophes et des savants, celui de la Cause première ; mais ce Dieu-là est « muet, aveugle et sourd au cri des Créatures ». Une fois de plus, en écoutant Vigny on entend Baudelaire, celui de l’« ardent sanglot qui roule d’âge en âge/Et vient mourir au bord de votre éternité ! »  La seule réponse digne à cet insupportable mutisme sera la réciprocité : « Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté / Le Juste opposera le dédain à l’absence / Et ne répondra plus que par un froid silence /Au Silence éternel de la Divinité. » Dans son Journal posthume, il va encore plus loin, en imaginant une possible rupture de ce silence au Jugement dernier : « [Dieu] dira clairement pourquoi la création et pourquoi la souffrance et la mort de l’innocence, etc. En ce moment, ce sera le genre humain ressuscité qui sera juge, et l’Éternel, le Créateur, sera jugé... »

   Au XIXe siècle, on l’aura remarqué, et surtout dans sa première moitié, les feux de la rampe ouvrent aux écrivains le vrai chemin de la gloire. On peut être un romancier connu, comme Balzac, un poète qu’on s’arrache, comme Musset, un homme de lettres n’est pas vraiment consacré tant qu’il n’a pas déchaîné les applaudissements d’une salle parisienne. Et si, tel Lamartine, on n’a aucune vocation pour les planches, on se rattrape sur les tréteaux. George Sand, Flaubert, ont souffert de leurs échecs au théâtre. Ce ne sont pas les Orientales qui ont lancé Hugo, mais Hernani. Dumas père s’est échiné pour la scène durant vingt ans. Et, naturellement, Vigny n’est pas en reste. Son adaptation d’Othello, précédant de peu la bataille hugolienne, apporte le style et le drame romantiques au théâtre. Mais son séjour chez Melpomène et les divers ouvrages qui s’ensuivront, la Maréchale d’Ancre, Quitte pour la peur et surtout Chatterton dont le triomphe impose l’image, promise à un grand avenir, du « poète maudit », ne seront en fin de compte que le décor d’une autre pièce, qui tient du vaudeville et du drame : sa liaison avec la Dorval.

   Où trouver natures plus dissemblables ? Autant planter le Vésuve près de la Mer de glace.   Impétueuse, éruptive, sujette aux foucades, langue de harengère dans un port de reine à la façon d’Arletty, l’égérie du théâtre romantique n’était même pas belle au sens habituel du mot. Mais son naturel sans apprêt et l’abattage de son talent magnétisaient hommes et femmes (George Sand entre autres), et en particulier notre Alfred, orgueilleux timide, dont la réserve un peu hautaine et compassée présentait pour les dames, habituées aux manières du sexe fort, l’attrait d’un fruit inconnu. L’idylle, entamée en 1831, dura sept ans. Elle fut passionnée, comme en témoignent leurs échanges de lettres, mais ne résista pas aux longues tournées de l’actrice, dont Vigny avait pu apprécier le tempérament de feu et supputait les écarts avec une jalousie maladive. Une aventure avec Sandeau, freluquet littéraire dont s’était entichée aussi George Sand (d’où le pseudonyme de celle-ci), mit un point final à leur relation, ainsi qu’à l’œuvre dramatique de Vigny. 

   Don Juan, sans doute, est un amoureux blessé : la passion exclusive de Vigny fait place à des penchants plus libertins. La quarantaine venue, le poète s’intéresse aussi de plus près à la chose publique. Il hésite entre ses attaches monarchistes et son peu de goût pour le « roi-citoyen ». L’évolution de ses idées rappelle Chateaubriand. Déçu par les régimes, la médiocrité du personnel politique et les événements, il aurait fini quasiment républicain si ce qu’on est tenté d’appeler, ornée de l’épithète que l’on voudra, la  surprise du Second Empire ne l’avait quelque peu rapproché du Pouvoir. Des historiens tétanisés par Guernesey lui ont  reproché ces accointances, pourtant logiques. Napoléon III invitait la France à entrer dans les temps modernes, rattrapait son retard sur l’Angleterre, agrandissait son territoire, lui rendait son rang et son lustre. Et Vigny allait mourir bien avant que l’Empereur, dépossédé de lui-même par la maladie, ne fût poussé malgré lui dans une guerre stupide, voulue par son entourage et d’abord par l’Impératrice Eugénie.

   Après cinq échecs, Vigny est enfin élu à l’Académie, mais le comte Molé, qui le reçoit, lui donne, selon Sainte-Beuve, « les étrivières », pour avoir trop ouvertement pris contre les traditions le parti du romantisme. Après la chute de Louis-Philippe, il est battu deux fois aux élections en Charente. Il avait noté en 1830 dans son Journal : « Le monde a la démarche d’un sot. Il s’avance en se balançant mollement entre deux absurdités : le droit divin et la souveraineté du peuple. » Il ne publiera plus de livre jusqu’à sa mort ; seulement quelques-uns de ses plus grands poèmes, dans la Revue des deux mondes. Tourné vers la seule postérité, il élabore dans le secret de son alambic mental quelques vers et quelques pensées, comme il distille son cognac du Maine-Giraud. Il note encore  « Oh ! fuir ! fuir les hommes et se retirer parmi quelques élus, élus entre mille milliers de mille ! »

   L’estomac rongé par un cancer, avec des crises douloureuses qui nous ramènent encore à Pascal, il continue à soigner son épouse, qui meurt avant lui. Suivant à la lettre l’enseignement du Loup, il s’en va sans une plainte, le 17 septembre 1863 : « A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse, / Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse. » Dix-huit siècles avant, Sénèque avait écrit : « Pleurer, se plaindre, gémir, c’est déserter. » Une soixantaine d’années plus tard, à la question « Pourquoi écrivez-vous ? », Valéry répondra : « Par faiblesse. »  

La Rochelle, 15 octobre 2013

(Reproduit avec l'autorisation de l'auteur)

   

 

 

 

 

 

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10 novembre 2012 6 10 /11 /novembre /2012 06:34

Reproduit avec l’autorisation de l’auteur : version complète (avant les coupures nécessitées par la mise en pages) de l’article publié dans le numéro de novembre 2012 du Spectacle du Monde.

 

Michel Mourlet

 

Pascal, l’horreur du vide

 

 

   Dans une des ultimes notes de Mes Cahiers, Barrès confie : « Si Pascal n’avait pas vécu, j’aurais eu moins de plaisir à vivre. » À trente-sept ans, Gide avoue : « Je croyais connaître Pascal ; chaque jour j’y découvre du nouveau. » Depuis Voltaire et ses Lettres philosophiques, il n’est guère d’écrivain français qui, peu ou prou, ne se soit mesuré à l’auteur des Pensées, soit pour l’admirer sans réserve, soit le morigéner comme un sujet surdoué qui parfois se dissipe. 

       Le très méditerranéen Valéry occupe singulièrement « Variations sur une pensée » à célébrer en tant que poème complet et à récuser en tant qu’expérience sensible la phrase impensable de cet « étrange chrétien » : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Il lui oppose Pythagore et la musique des sphères. Deux visions ici s’affrontent. Pour Pascal, le désert minéral, vide de transcendance, où l’homme solitaire se sent pris au piège du temps et de l’espace ; pour l’auteur de « l’Homme et la Coquille », tout un cosmos de part en part animé de sensations et de présences, gonflé des sucs d’une immanence païenne.

   Blaise Pascal fascine, irrite, séduit à la manière d’un autre défricheur de territoires inconnus, à cheval sur les sciences et les arts ; il est à l’âge classique ce qu’à la Renaissance est Léonard. Et s’il n’a pas inventé la brouette, comme on l’a répété, mais  amélioré la suspension d’une sorte de chaise à porteur, il a fabriqué la première machine à calculer, d’où sont sorties les autres y compris nos ordinateurs, et créé à Paris en 1662 les premières lignes d’omnibus, le « carrosse à cinq sols », ancêtre de nos transports en commun intra muros.

   Il a surtout été un mathématicien et un physicien de génie. À l’origine du calcul des probabilités, il a aussi précédé Leibniz et Newton par ses travaux sur le calcul infinitésimal et indiqué des directions nouvelles à la géométrie, formalisé le raisonnement par récurrence,  démontré l’existence du vide dans la nature (qui n’en a pas toujours horreur, comme on le croyait !) et la pression atmosphérique, dont l’unité internationale porte aujourd’hui son nom. Sur le plan de la philosophie, son goût pour les mathématiques devait l’amener aux principes généraux de la démonstration, à l’axiomatique où l’a conduit aussi sa lecture passionnée et critique du pyrrhonisme de Montaigne, selon l’exposé qu’il en fait dans l’Entretien avec M. de Sacy. Au relativisme et à l’expectative de la raison,  il oppose les vérités intuitives (à quoi on peut rattacher sa célèbre formule : « Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point »).

   Devant une telle énumération de services rendus à la science, on éprouve un peu le regret que Péladan, dans la Dernière Leçon de Léonard de Vinci, formule à l’endroit du peintre : quel dommage que celui-ci n’ait pas consacré à davantage de Cènes et de Jocondes le temps passé sur la mécanique des roues dentées ; à l’inverse, quelles avancées perdues pour la géométrie dans la « renonciation totale et douce » du Pascal des dernières années, qui, pariant sur son salut éternel, finit par juger l’appétit de connaître aussi vain que la peinture et les autres « divertissements »...

   Sur sa vie, si brève et si remplie, on possède un document irremplaçable : la Vie de M. Pascal, par sa sœur Gilberte. Certes, il y a de l’hagiographie dans ce récit qui rivalise avec les légendes sulpiciennes proposées à l’édification des foules. En particulier, les accès d’angoisse qui assombrissent les Pensées n’y sont pas envisagés. Mais, si tout y est placé dans un éclairage de piété laissant peu d’espace aux faiblesses humaines, la quantité de faits rapportés de première main a épargné aux historiens bien du travail.

   Blaise naît à Clermont-Ferrand en 1623. Il mourra trente-neuf ans plus tard dans d’abominables souffrances. Son père, Ėtienne, président d’une cour de justice à Clermont, est un mathématicien d’un certain renom. Sa mère meurt quand il a trois ans. Dès cet âge, Blaise manifeste des dispositions d’intelligence et de curiosité hors du commun, à telle enseigne qu’Ėtienne Pascal, raconte Gilberte, ne pouvant se « résoudre de commettre son éducation à un autre », décide de l’instruire lui-même. Sur ces entrefaites, le magistrat prend sa retraite et dès lors se consacre à sa tâche de précepteur.

   Quand il ne se satisfaisait pas d’une explication, le garçonnet en cherchait une meilleure et généralement la trouvait. À onze ans, intrigué par la résonance d’un plat de faïence sous le choc d’un couteau, il se livre à une série d’expériences d’où il tire un traité des sons. À douze, privé de livres de mathématiques par son père qui craint de le voir négliger le latin, il redécouvre seul, en gribouillant des figures avec du charbon, les trente-deux premières propositions d’Euclide.

   Dès la fin de l‘adolescence, « cet effrayant génie », comme le nomme Chateaubriand, est affecté de maux divers, d’ordre digestif, nerveux, de douleurs qui vont s’aggravant et que la médecine de son temps, ignorant leur vraie cause, est impuissante à soigner. Ce mal-être perpétuel, ce sentiment de souffrir pour rien, sans raison, situation insupportable à quelque un dont l’esprit ne cesse de remonter avec succès des effets aux causes et des conséquences aux principes, semble avoir, sinon provoqué, du moins intensifié une inquiétude « existentielle », comme on dirait de nos jours. Une inquiétude qui ne cesse de transsuder des Pensées, quand bien même nous pouvons supposer que certaines d’entre elles eussent été mises au compte d’un interlocuteur agnostique, puisque le manuscrit qui nous en est parvenu rassemble sans doute, parmi beaucoup d’autres, les matériaux épars d’une apologétique ou auraient dialogué la Foi et l’Incrédulité. Mais il va sans dire que les cris d’effroi entre les « deux infinis », tels que l’aveu scruté par Valéry, et les raisonnements contre le grand vide, avec leurs balancements terribles : « Incompréhensible que Dieu soit, et incompréhensible qu’il ne soit pas ; que l’âme soit avec le corps, que nous n’ayons point d’âme ; que le monde soit créé, qu’il ne le soit pas », n’auraient pas revêtu une telle force s’ils n’avaient d’abord hanté à part entière l’esprit tourmenté d’un homme moins porté, sans doute, à considérer le bienfait des choses que leur néant. Où ranger ce fragment, qui annonce le haut-le-cœur métaphysique d’un Sartre : « mourir pour rien, haine de notre être » ?

   Représentons-nous cet homme jeune, incommensurablement supérieur et le sachant, doté d’un système cérébral et nerveux qui le fait hyperconscient, hypersensible, aussi excessif dans ses élans que dans ses indifférences, et continuellement atteint dans son intégrité physique, et qui se pressent au bord de la mort. Sa lucidité impitoyable, sa logique appuyée sur un goût – rare à son époque – de l’expérience, l’amènent à se percevoir moucheron emprisonné dans une toile, fétu emporté avec tout ce qu’il aime par un torrent sans nom, sans visage, sans signification. « C’est une chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède. » Nourri d’Épictète et de Montaigne, il a perdu les dieux cachés dans la forêt, au fond les eaux, emmêlés à la chevelure des astres ; il ne croit pas au Dieu des philosophes et n’a pas encore trouvé celui d’Abraham. Il doute, hésite, se jette à corps perdu tantôt dans les sciences, tantôt dans les mondanités, se frotte à la religion, à la théologie, au droit, se penche sur l’art de persuader, embrasse à peu près toutes les connaissances humaines, à chaque fois en discerne les fondements par sa seule puissance intellectuelle et finit par se heurter au même mur de non-sens et d‘inutilité.

   Petit à petit, cependant, dans le délabrement de son corps et la fièvre de son esprit, la religion gagne du terrain. Au cours des années 1653-1654, cette tendance s’accentue à mesure que s’affirme son dégoût des vanités du monde. Il méprise de plus en plus ce qu’il appelle « concupiscence », tout ce qui mène l‘humanité par les sens et par l’intérêt immédiat, et où il entasse désirs, plaisirs, passions, convoitises, sensualité, ambitions, jusqu’aux sentiments qu’il conjurera bientôt ses proches de ne pas éprouver pour lui.

   Il se produit alors, au soir du 23 novembre 1654, un événement que, par le  bouleversement qu’il produit, on peut rapprocher de la conversion de Claudel à Notre-Dame ou de la révélation à Nietzsche de l’Éternel Retour. On en retrouva après sa mort le témoignage manuscrit, cousu dans son pourpoint comme un talisman. Il y relate une vision fulgurante au sens propre (le premier mot en est : « Feu »). Elle le pénètre de l’absolue certitude de la présence du « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », « Dieu de Jésus-Christ » qui « ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile ». Cette certitude qui flamboie s’accompagne d’un sentiment de plénitude rendant définitivement sans objet tout ce qui n’est pas le « Père juste ». Des incantations presque incohérentes, mêlées de citations latines, en épousent le rythme exalté : « Oubli du monde et de tout, hormis Dieu… Joie, joie, joie, pleurs de joie… Jésus-Christ - Jésus-Christ - Jésus-Christ…»

   Sa sœur rapportera la simplicité de sa foi. « Comme celle d’un enfant », dira un prêtre l’ayant assisté en ses derniers instants. De fait, on remarque désormais dans son organisation mentale une dichotomie entre les prodigieux mécanismes de son esprit, sa capacité d’intuition, d’invention en tous domaines, et les dogmes auxquels il subordonne ces facultés, dans une soumission qui n’est pas sans rappeler saint Augustin, à qui de façon explicite ou implicite il se réfère d’ailleurs fréquemment. Les vérités premières du catholicisme se présentent à ses yeux sous la même forme que les axiomes de la géométrie. Il en tire des démonstrations de plus en plus complexes sans jamais remettre en question les principes, tenus pour intangibles et absolus.

   Cette particularité éclate surtout dans le fameux pari, où ce savant en quête de l’essence des choses met au service de son salut – dont la préoccupation chez lui est devenue obsessionnelle –, une pesée de la perte et du gain qui, à l’évidence, supplante une autre balance où seraient confrontées les probabilités respectives de la vérité et de l’erreur. Elle apparaît aussi dans les Provinciales. Mais il y vole au secours des jansénistes avec un sens de l’humour sans égal à son époque, une ironie qui ne sera réemployée avec le même succès que par La Bruyère, le Montesquieu des Lettres persanes  et Voltaire, lequel les admirait sans réserve. On pourrait croire que ces épîtres polémiques, signées par prudence « Louis de Montalte », et dont le point de départ est une subtile différence de conception de la Grâce entre jésuites et jansénistes, ont perdu leur intérêt. Ce serait ne pas voir combien les conduites humaines se ressemblent à travers le temps, quels qu’en soient les motifs. Lorsque Pascal s’en prend au laxisme des jésuites qui régentent l’ordre moral dans la France de son siècle, lorsqu’il stigmatise leurs encouragements aux pires dérives à seule fin d’asseoir davantage leur pouvoir, une transposition s’opère, comme du Tartufe de Molière en nos imposteurs d’aujourd’hui. Les mêmes orchestrateurs d’une Parole unique lubrifient de la même huile douceâtre, alors réputée religieuse, maintenant humanitaire, les rouages de la société ; et ils étouffent de la même main de fer toute velléité de dissidence. L’ouvrage, qui circula, fut interdit : comme ses équivalents sont bâillonnés de nos jours avec davantage d’hypocrisie par une diffusion marginale. Relisons les Provinciales, elles ont beaucoup à nous apprendre sur le « modèle français ».

   Cependant, ni ce livre ni même peut-être ses travaux scientifiques n’auraient valu à Pascal la gloire dont il jouit, s’il n’était aussi l’auteur des Pensées. Celles-ci sont le fourre-tout sublime où il jetait pêle-mêle les réflexions, aphorismes, images (« Les rivières sont des chemins qui marchent ») sans cesse jaillissant de l’extrême volubilité de son cerveau. Elles offrent une particularité, absente des recueils habituels de maximes, des Carnets et autres ouvrages relevant de l’« esthétique du fragment » depuis les Épigrammes de Martial jusqu’au Journal de Jules Renard ; elles rayonnent à partit de multiples angles de vue souvent contradictoires et ne s’accordent que si on les rapporte à un point d’unité  qui tantôt se révèle, tantôt se dissimule : les articles les plus stricts de la foi. Si, délibérément ou non, on ôte ce filtre, chacun peut se fabriquer « son » Pascal, ce dont ne se sont pas privés les exégètes. L’ordre même dans lequel les éditeurs ont successivement organisé ces fragments depuis 1670, indique des préférences. Tout philosophe peut se référer aux Pensées – combien l’ont fait ! – comme modèle de sa propre pensée ou repoussoir. En quoi le destin idéologique de Pascal est si proche de celui de Nietzsche, son contraire symétrique ! Chacun les attire à soi ou les rejette, quitte à perdre de vue l’aiguille de leur boussole. 

   Deux traits saillants de la somme pascalienne nous semblent aujourd’hui de nature à mettre d’accord ses lecteurs. D’abord, l’abrupt de l’expression, qui dépasse la brièveté pour atteindre à la rudesse : la force de la pensée s’appuie sur la brutale simplicité du style, mais une brutalité toujours naturelle, jamais forcée comme chez ces apprentis bricoleurs qui croient « faire fort » en clouant au marteau un mot par phrase. Second trait, l’idée très actuelle qu’il existe un lien unitaire entre les mathématiques et la structure de l’univers (qu’on y voie le Dieu personnalisé de Pascal, ou une totalité inconcevable et étrangère à l’homme puisque disproportionnée à son entendement) : J’ai voulu, écrit-il, « faire ressortir les liaisons si admirables que la nature, éprise d’unité, établit entre les choses les plus éloignées en apparence ». Pascal fonde une philosophie des mathématiques où se développe le concept d’axiome indémontrable quoique évident : sensible au cœur, celui même qu’il utilise dans sa catéchèse ; ce qui prouve que pour lui, la logique n’est pas une faculté spécifique de l’intelligence que nous plaquons sur le monde, comme si les hommes étaient des anges séparés (« L’homme n’est ni ange, ni bête… ») ; elle pénètre notre esprit parce qu’elle participe comme nous de la substance universelle, assurant à celle-ci cohésion et pérennité.

   Ainsi, ce grand chantier resté ouvert, comme éventré par une mort prématurée, ne cesse de fournir des matériaux et des outils. Il semble ne devoir jamais cesser d’en fournir, quelle que soit l’évolution du savoir. Tel un cratère, le trou béant des Pensées continue à bouillonner de lave incandescente. Dans une belle médiation sur le génie du lieu, André Fraigneau nous avait prévenus : « Pascal est le dernier volcan d’Auvergne demeuré en activité. »

 

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14 juin 2012 4 14 /06 /juin /2012 13:39

 

Les éditions de Paris viennent de publier pour le 40e anniversaire de la mort d'Henry de Montherlant : Montherlant aujourd'hui, 190 pages d'hommages, études, souvenirs, réunis par Christian Dedet (voir le numéro de mai de l'Infolettre de France Univers : www.france-univers.over-blog.org). Parmi ces textes, voici celui de Michel Mourlet, que celui-ci nous a aimablement autorisé à reproduire :

 

 

 

Michel Mourlet

 

 

Du quai Voltaire à la rue Papillon

 

 

   Au début des années soixante, à quelle date précisément, je suis incapable de m’en souvenir, j’ai  vécu une expérience étonnante lors de mon premier contact avec une œuvre que, vu mon idiosyncrasie, j’aurais dû fréquenter depuis longtemps. Cela pourtant ne s’était pas trouvé. Je me contentais d’en connaître l’auteur seulement de réputation (il était encore bien vivant) ; une réputation qui partageait les critiques en deux camps irréductibles : détracteurs farouches – par exemple André Rousseaux, dont je mastiquais dans Le Figaro littéraire  les chroniques passablement indigestes – et admirateurs.

   Aujourd’hui, la société qui nous entoure étant de plus en plus assourdissante (au sens propre, affirme le corps médical), agressé, tourmenté par les décibels je suis plutôt en quête de silence ; mais il y a cinquante ans, le matin, j’écoutais souvent la radio, surtout France Culture. Un jour, avant d’attaquer à la petite cuillère mon demi-pamplemousse quotidien, j’allume le poste – et j’arrive au beau milieu d’un dialogue immergé dans une ambiance sonore aisément reconnaissable : bruits de fond, légers raclements de gorge, pas intermittents sur un plancher, et cette résonance particulière des enregistrements hors studio ; cela avait tout l’air d’une pièce de théâtre en cours de représentation.

   Quelques mots m’accrochent ; je prête une oreille d’abord distraite, puis de plus en plus attentive. Ces mots, prononcés par un homme et une femme qui s’affrontaient, étaient lestés d’un enjeu moral, d’un poids, d’une énergie inhabituels à l’auditeur un peu blasé que j’étais déjà. Je me sentais, si j’ose dire, fasciné par l’ouie comme j’avais découvert quelques années auparavant qu’on pouvait l’être par les yeux dans une salle de cinéma.

   Tout au long de l’émission, je n’eus de cesse de savoir ce qui m’était ainsi tombé dans l’oreille, et m’avait captivé, un peu de la même façon qu’en ouvrant pour la première fois la Soirée avec Monsieur Teste. L’ultime réplique achevée, j’obtins enfin la réponse : c’était Montherlant, c’était la Reine morte.

   Javais ainsi expérimenté in vivo et involontairement une opération critique dont lidée ma toujours trotté dans la tête, bien que malaisée à mettre en pratique dans les domaines de la littérature ou des autres arts ; les œnologues l’appellent la « dégustation à laveugle ». Les gens qui font profession de peser, danalyser, dexpertiser, de hiérarchiser la création artistique devraient de toute évidence être soumis à cette épreuve, ce qui éliminerait pas mal d’usurpateurs et remettrait beaucoup de choses à leur vraie place. Quand on arrive devant les œuvres bardé de connaissances, barbelé de références, l’échine ployée sous les jugements antérieurs et les a priori (ce « filtre culturel » dont jai déjà parlé ailleurs), on est par définition privé de la libre disposition de sa sensibilité spontanée. Certes, la sensibilité aux œuvres nest pas uniquement un don, elle se forme, saffûte, saffine à leur contact ; comme toute forme de capacité, elle relève à la fois de lacquis et de linné, en proportion dailleurs variable selon les individus. Mais nous sommes ici dans un cas très spécial, qui nest pas celui de lintelligence mathématique, par exemple, où personne ne peut tricher. Avec la critique et les amateurs dart nous sommes dans le domaine le plus évidemment ouvert à toutes les impostures. Je referme cette parenthèse un peu longue qui navait dautre but que de cerner la raison pour laquelle je suis absolument sûr que Montherlant est un de nos plus grands auteurs dramatiques : parce que je lai découvert dans un éblouissement, sans savoir que c’était lui.

   J’ai déjà raconté dans des revues (Nouvelle École, la NRF), textes repris dans l’Éléphant dans la porcelaine et Écrivains de France, la forte impression que m’a produite notre première rencontre à son domicile du Quai Voltaire. Un échange de lettres l’avait précédée. Point de départ : une retransmission télévisée de la Ville dont le Prince est un Enfant, sujet d’une des mes chroniques des Nouvelles littéraires.

   Dans une lettre datée du « 25, quai Voltaire, le 10 mai 1971 » (et dont, pour introduire un autre développement, une partie a déjà été portée à la connaissance des lecteurs d’Écrivains de France), Montherlant m’écrivit :

 

   Monsieur,

   Votre expression sur la Ville « littérature fantastique » est très juste, ainsi que la fin de ce paragraphe. 

   Depuis sa création, je n’ai jamais compris le succès de la Ville qui, dans ma pensée, devait s’adresser à une élite et durer cent cinquante représentations. Ni les sentiments ni leur expression ne sont compréhensibles pour le public aujourd’hui. 

  À défaut d’une intervention du Bon Dieu, je crois que les gens sont touchés de retrouver malgré tout des sentiments humains à une époque où l’on fait tout pour enlever ce qu’il y a d’humain dans l’homme.

  Je crois que les réactions de la télévision seront plus divisées, s’adressant à un public encore plus éloigné de ce sujet que celui qui vient au théâtre.

  Je vous remercie et vous prie de croire, Monsieur, etc.                                                  

Henry de Montherlant

  

   –  Il y a vingt ans que l’on répète que cette pièce concerne les Jésuites. Je n’ai jamais été un jour élève des Jésuites. On appelle les Jésuites « Mon Père », et c’est toujours « Monsieur l’Abbé » qui est dit dans la pièce. Aucun Jésuite ne porte de rabat, comme j’en fais porter un à un des personnages.

 

   Le 16 du même mois, je lui répondis :

 

   Monsieur,

   Votre lettre au sujet de mon article sur La Ville m’a fait un très grand plaisir et je vous en remercie du fond du cœur. J’ai pris bonne note de ce que vous me faites remarquer sur les Jésuites. J’aurais dû, en effet, songer à cette distinction entre « Mon Père » et « Monsieur l’Abbé ».

   Quant aux réactions des téléspectateurs, je suis un peu moins pessimiste que vous, car je crois de la nature même de la télévision de véhiculer mieux que tout autre spectacle ce que j’appelle la « confidence » ou la communication intime (en cela plus proche du livre que du cinéma par exemple). Et, contrairement à l’idée fixe des hommes de télévision (ou d’un certain nombre d’entre eux), je crois aussi que le public aime à découvrir des univers (personnages, situations, époques) étrangers à leurs préoccupations médiocrement quotidiennes.

   Si je prends la liberté de vous écrire, et sur un papier à lettre qui n’est pas celui des « Nouvelles littéraires », c’est que je m’occupe aussi d’un journal dont je vous adresse ci-joints les trois premiers numéros. Je l’ai fondé récemment avec quelques jeunes gens de mes amis pour tenter de lutter contre les absurdités et les sottises de l’époque, et remettre un peu de discernement dans les choix. (Gabriel Matzneff prépare pour notre prochain numéro un article sur Un assassin est mon maître.)

   Je serais très heureux – admirant depuis longtemps votre œuvre et tout particulièrement votre œuvre théâtrale que je tiens pour la plus grande et la plus solide de ce temps – je serais très heureux de pouvoir vous rencontrer et de parler un peu avec vous. Ce serait pour notre entreprise un précieux encouragement au cas où elle vous paraîtrait le mériter.

   Espérant de votre bienveillance une réponse favorable, je vous prie, Monsieur, etc.

 

   Datée du 7 juin suivant et postée à l’adresse de Matulu, me parvint alors une lettre, préliminaire du « spécial Montherlant » que je projetais de publier avec un grand entretien qui devait se révéler testamentaire (« le Solstice d’Hiver »)   :

 

   Monsieur,   

   J’ai toujours voulu répondre à votre lettre du 16 mai, mais je traverse en ce moment une phase si mauvaise de mes yeux (l’un dont la vision a disparu tout à fait à la suite d’un accident, et l’autre dont la vision est mauvaise), que tout ce que j’ai à faire est fait avec un retard si considérable, bien que je sois excellemment aidé, que je ne peux faire strictement que l’indispensable.

   Je me vois donc obligé de renvoyer notre entretien à un peu plus tard, lorsque je serai ou déchargé un peu de mes affaires ou amélioré dans mes conditions de santé.

   J’ai parcouru un numéro de votre publication. Chacun des articles est intéressant mais, à l’heure où les autres publications littéraires disparaissent, je me demande quels vont en être les lecteurs. Vous connaissez, mieux que moi sans doute, les conditions du travail sérieux dans la France d’aujourd’hui. Elles sont vouées à leur ruine à une plus ou moins longue échéance.

   Veuillez croire, cher Monsieur, etc.

 

   Cette lettre ne me parut pas de très bon augure pour notre projet d’entretien. Je passai à d’autres sujets pour nos numéros à venir, notamment un « Spécial Valéry » qui me tenait fort à cœur, pour célébrer le centenaire de la naissance du poète, et auquel allaient collaborer Edgar Faure, Me Isorni, Alain Rey, Henri Sauguet, etc. Sur ces entrefaites, notre collaborateur Jean-Pierre Dorian – l’ex-« Gant de velours » d’Aux Écoutes – vint me proposer de publier une conférence qu’il venait de prononcer aux Annales, assisté de Pierre Fresnay pour la lecture des citations. (Je précise à l’intention de mes jeunes lecteurs que l’Université des Annales, reprise en 1972 par Le Figaro sous les espèces des « Grandes Conférences du Figaro », était une émanation des Annales politiques et littéraires. Cette revue hebdomadaire, fondée par Jules Brisson, l’ancêtre de la dynastie figaresque, tirait jusqu’à deux cent mille exemplaires au début du XXe siècle, quand il existait encore partout en France un appétit naturel de culture.) La conférence que me proposait Dorian portait sur un aspect de l’œuvre de Montherlant que n’imaginent guère les gens qui la connaissent peu ou mal : l’humour. Elle mettait en exergue un jugement de Winston Churchill : « Depuis cinquante ans, la France n’a pas eu un humoriste de l’envergure de Montherlant. » Dorian ne localisait pas la source de cette phrase, que j’espère toujours qu’il n’a pas inventée.

   Quatre mois plus tard, dans mon bureau de la rue Papillon, alors que je bouclais le sommaire de novembre de Matulu où figurait justement cette conférence, la sonnerie du téléphone grelotta dans la pièce où officiait ma secrétaire de rédaction ; laquelle se déplaça tout exprès pour venir chuchoter, les yeux écarquillés : « Monsieur de Montherlant veut vous parler. » Avant même de me saisir du combiné, je sus que c’était gagné : mon interlocuteur avait surmonté ses difficultés et nous réaliserions l’entretien. Celui-ci (le dernier, me semble-t-il, qu’il accorda pour publication) se déroula en janvier 72 et le dossier fut publié dans le Matulu de mars.

   En avant-première, Montherlant me confia deux textes inédits pour notre numéro de Noël : deux « Histoires naturelles » rédigées, eût-on dit, par un émule fantasque de Buffon en « pays barbaresque ». Elles décrivaient – portraits présentés comme seuls authentiques – deux animaux chimériques : « Le Lion », cornu et muni d’ailes, qui souffle sur l’embryon indéfinissable issu de l’œuf de la lionne pour donner forme au lionceau (allégorie du rôle dévolu au mâle, qui ferait hurler les idéologues de la Pensée tombée en Quenouille si par mégarde ils lisaient les bons auteurs), et « La Chèvre et son fils le Cabri », non moins inattendus par leur morphologie et leur comportement. Tout comme, sous maints aspects, Brocéliande, Moustique ou encore Coups de soleil, ces « Histoires naturelles » appartiennent à la veine saugrenue – et combien méconnue – d’un écrivain sans limites qui cabriole comme un cheval fou dans l’herbage, entre les deux abîmes de l’esprit et du néant.

   Je crois qu’il fut satisfait, ensuite, de notre dossier de mars 1972, mystérieusement daté sur la couverture « mars 1971 » ; coquille passée inaperçue et qui semble avoir été placée par un lutin facétieux pour signaler l’anniversaire du premier numéro. Pour illustrer ladite couverture, selon une technique au fusain qui lui était particulière, le peintre Jean Schneider, collaborateur régulier de notre magazine, avait exécuté un profil de Montherlant, – que d’aucuns tiennent pour plus réussi que les portraits de Mac Avoy. Dans le même numéro, Yves Martin, l’un des grands poètes maudits de ces années-là, qui avait fait comme Jean-Pierre Martinet ses débuts de critique dans nos colonnes, scrutait Encore un instant de bonheur avec la perspicacité du cœur. Il tentait d’en définir la poésie : « Elle est disponible aux appels les plus fuyants et les plus éternels. Elle n’écarte ni les dieux ni les hommes. Un long face à face avec la beauté. » Et Gabriel Matzneff y rappelait opportunément un mot de Valéry à Keyserling. Ce dernier avait demandé au poète qui était selon lui le plus grand écrivain apparu en France dans l’après-guerre de 14-18. Réponse de Valéry : « Montherlant, mais il ne faut pas le dire. » Il ne fallait toujours pas le dire en 1972. Et en 2012, moins que jamais. Après des décennies d’obscurantisme bien-pensant, la postérité, si elle existe encore, va avoir du grain à moudre…

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25 février 2012 6 25 /02 /février /2012 03:53

Dans le numéro 7 de sa nouvelle série, la revue littéraire Livr’arbitres publie un dossier consacré à Jean Dutourd, qui nous a quittés il y a un an déjà. On y trouve des témoignages de Guillemette Mouren-Verret, secrétaire générale de Défense de la langue française dont l’académicien fut longtemps le président, d’Alain Paucard et Bernard Leconte organisateurs de ce dossier, du poète et essayiste Daniel Aranjo, du peintre, décorateur et illustrateur Philippe Dumas, et aussi les signatures, entre autres, de Patrick Gofman, Michel Mourlet, François Taillandier… Nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation de l’auteur, le texte de Michel Mourlet.

 

 

Dutourd for ever

par Michel MOURLET

 

En général, quand quelqu’un demande : « Comment avez-vous rencontré Un Tel ? », il attend une seule réponse : un motif professionnel, ou privé, une circonstance quelconque, un hasard… Cela m’avait toujours semblé d’une évidence banale, jusqu’à ce que mon chemin croisât celui de Jean Dutourd. Car je l’ai rencontré au début des années soixante-dix pour deux raisons complètement disjointes, comme si un fatum précautionneux avait jugé que deux trajets valaient mieux qu’un pour être sûr de parvenir au but

La première raison était liée au mensuel Matulu que j’avais lancé en mars 1971 et dont, dès le début, le futur académicien fut un des plus enthousiastes soutiens. Il faut dire qu’en ces années-là, la presse littéraire indépendante avait beaucoup maigri. Carrefour, Arts, La Parisienne avaient disparu. Les Nouvelles littéraires étaient en passe de sombrer doucement, abandonnées de Larousse, passant de mains en mains. La NRF sous perfusion gallimardienne respirait encore grâce au poète Jean Grosjean, mais la Revue des deux mondes était devenue une sorte d’annexe du Carnet du jour où quelques anciens ministres et académiciens se faisaient des courbettes de mandarin. On arrivait au règne sans partage des suppléments de quotidiens et de deux ou trois magazines gauchisants, qui désormais donneraient le la en tenant tous à peu près le même discours. Dans cette mare en voie d’assèchement, Matulu fit l’effet d’un pavé qui en éclaboussa quelques-uns pour le plus grand bonheur de l’ami Jean.

J’ai retrouvé une lettre de lui, datée de décembre 1971, où il m’écrivait notamment : « Vive  Matulu for ever et que 1972 voie son triomphe sur les décombres des lamentables canards prétendus littéraires dont se repaît (provisoirement) l’intelligentsia francophone ! »

De la part d’un pourfendeur aussi décidé de l’anglomanie en train de pourrir notre langue, ce « for ever » m’enchante : c’est le clin d’œil de quelqu’un qui dominait son sujet et ne se laissait enfermer dans aucun système. Dutourd, ancien directeur de programme à la BBC, parlait admirablement la langue de Dickens ; il pouvait se permettre de railler les butors qui l’écorchent tout en massacrant le français.

La lettre comporte un post-scriptum qui n’est pas dépourvu d’intérêt de la part d’un gaulliste aussi inconditionnel qu’historique : « Que penseriez-vous de Lucien Rebatet comme collaborateur épisodique ? C’est un homme de grand talent, auteur d’un livre magnifique (Les Deux Étendards) et aussi maudit qu’on peut l’être. Il a été condamné à mort, comme vous savez, ce qui n’est quand même pas si fréquent dans la gent emplumée. »

Ce P.S. me paraît exemplaire de la liberté d’esprit qui régnait encore il y a quarante ans, ou plutôt qui jetait ses derniers feux avant de s’éteindre sous les feuilles de vigne idéologiques de nos pères-la-pudeur. Dutourd fut l’un des plus libres parmi les derniers porteurs du flambeau et c’est à ce titre (il en a bien d’autres !) que je veux le saluer aujourd’hui.   

La seconde raison de ma rencontre avec lui est d’ordre plus personnel. Mon ex- femme, journaliste et auteur de livres gastronomiques, travaillait au Parisien où exerçait aussi la fille de Jean, Clara Dutourd, qui depuis nous a quittés dans des circonstances tragiques. Clara, dont je fis ainsi la connaissance, m’invita aux grands dîners qu’offrait son père au Tout-Paris, de sorte que je le retrouvai dans un cadre mondain sans rapport avec nos relations professionnelles.

 L’un des pôles de conversation était alors le conflit qui opposait Émilien Amaury, le patron du Parisien, aux grévistes du Syndicat du Livre. Harcelé de partout, faisant face tel un sanglier, Émilien Amaury ne pouvait tout contrôler dans son journal. On avait beaucoup ri d’une manchette où quelqu’un avait « déterré l’épée de Damoclès » ! Comme je rappelais il n’y a pas si longtemps la bourde à Jean Dutourd, nous commençâmes à énumérer les classiques du répertoire : fier comme un petit banc, vieux comme mes robes, lycée de Versailles pour vice-versa, rire à gorge d’employé, sans compter dans un article de L’Équipe cette superbe ânerie : un champion d’escrime avait vaincu son adversaire « sans coup férir ». J’ajoutai : « Avec bien entendu l’épée de Dame Oclès. » Et Jean de rectifier : « Vous voulez dire : les pets,   p-e-t-s, de Madame Oclès » ! Tel était Dutourd, jamais pédant, jamais pontifiant, toujours drôle, comme tous les gens vraiment intelligents que j’ai connus.

Je l’ai retrouvé une ultime fois  en 2008, dans les salons du Sénat, lors de la remise à Claude Imbert de notre Prix Richelieu de Défense de la langue française, qu’il présidait encore. Arrivant un peu en retard, il s’avança vers la tribune où il devait prononcer quelques mots, cassé en deux, la moitié supérieure du corps presque parallèle au sol, soutenu par deux personnes. Je fus à la fois désolé et impressionné par cette vision terrible d’un courage, d’un amour-propre, d’une volonté de ne rien lâcher, jusque dans les derniers instants du « naufrage » auquel son grand homme, De Gaulle, comparait la vieillesse. Impressionné, désolé, non point surpris : dès les débuts de notre amitié, j’avais perçu en lui, sous des dehors bonhommes, une détermination inflexible : elle lui permit tout au long de sa vie d’affronter avec le sourire les mauvaises manières que – telle Mme Giroud se levant pour quitter la salle au milieu de son discours sur les Serbes – lui réservaient ceux qu’il rangeait dans le triste « parti intellectuel ».

 

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2 décembre 2011 5 02 /12 /décembre /2011 09:28

   À notre avis, l’une des meilleures idées de cadeau pour les fêtes de fin d’année, et l’une des plus originales, est un abonnement d’un an au luxueux magazine mensuel d’informations générales et culturelles Le Spectacle du Monde, publié par le Groupe Valmonde (3-5, rue Saint-Georges, 75009 Paris). Pour la France, il n’en coûte que 77 €. Le numéro 584 de décembre 2011 vient de paraître avec un dossier central sur l’histoire de France, dont les signataires sont notamment François Bayrou, Jean-Louis Debré, Marie France Garaud, Jean-Marie Le Pen, François d’Orcival, Roger-Gérard Schwartzenberg, Me Jacques Vergès. On y trouve aussi une importante étude de Michel Mourlet, contribution au tricentenaire de Boileau, que nous reproduisons ci-dessous avec l’autorisation de l’auteur.

 

 

NICOLAS BOILEAU

 LE PHARE DU GRAND SIÈCLE

 

   Que représente aujourd’hui pour nous Nicolas Boileau ? Le tricentenaire de sa mort, inscrit aux Célébrations nationales, nous presse de répondre. Car enfin, Corneille, Racine, Molière demeurent aux yeux de la postérité, et même avec beaucoup plus de lustre, ce qu’ils étaient de leur vivant. La Fontaine, tout en restant le roi des fabulistes, a immensément grandi. Or, puisque Boileau se définissait poète, qu’est-ce en 2011 que la poésie ? Pour aller vite : un choc imprévu de mots imprimant dans l’esprit une suggestion plus vive que les représentations habituelles,  de préférence soutenue par le rythme, la consonance ou la dissonance des syllabes. Qu’en est-il alors d’un poète, célébré comme tel en son temps, dont la production est devenue l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire ? Dont les Embarras de Paris ou les Plaisirs des champs offrent le parfait contraire de ce que nous appelons « poésie » depuis Lamartine et ses harmonies vaporeuses, depuis Hugo et sa prodigieuse puissance évocatrice, depuis le symbolisme des correspondances, depuis le « sens plus pur des mots de la tribu » ? Comme Boileau l’avoue dans l’Épître IV, le Passage du Rhin : « Le vers est en déroute et le poète à sec ».   

   Pas plus que l’Histoire ou les connaissances scientifiques, la postérité littéraire n’est fixée dans la rigidité cadavérique à laquelle beaucoup se réfèrent, chaque génération étant persuadée de détenir sur ces questions des certitudes définitives. La postérité n’est pas une sorte de mort. Elle est quelque chose de vivant, donc d’évolutif. Pour illustrer cette constatation, il n’est guère de meilleur exemple que Nicolas Boileau.

   Au lendemain de sa disparition, le 13 mars 1711, on ne l’admire pas seulement en tant que poète. Il apparaît comme le meilleur critique de son temps, pour avoir formulé avec le plus de clarté, d’élégance, de vigueur et de précision les idées déjà contenues dans une multitude de traités, de préfaces, de vers didactiques, de libelles discutés avec passion à la Cour et dans les salons. Ce n’était pas si mal vu. Puis, les textes souvent embrouillés ou mal écrits (ce qu’on appelait « mal écrit » à l’époque, et qui semblerait une bien belle langue aujourd’hui), tout ce discours théorique des prédécesseurs et contemporains de Boileau tomba dans l’oubli. Seul ou à peu près subsiste, grâce à l’excellence intemporelle de son style, celui qu’on surnomme le « législateur du Parnasse ». De ce fait, au long des XVIIIe et XIXe siècles, on le tient quasiment pour l’inventeur des principes qu’il a imposés. Sans lui, affirme Sainte-Beuve, ni Molière ni Racine n’eussent été ce qu’ils furent : « Molière lui-même aurait donné davantage dans les Scapins, et n’aurait peut-être pas atteint aux hauteurs sévères du Misanthrope. » À la toute fin du siècle de Sainte-Beuve, Émile Faguet parle encore à son sujet d’« École de 1660 », voire de révolution.

   Avec les dix-septièmistes de la première moitié du XXe siècle, avec l’étude systématique des petits maîtres oubliés, le point de vue va changer. Les Émile Magne, Daniel Mornet, Antoine Adam vont replacer l’œuvre de Boileau dans son contexte historique et littéraire complet et s’apercevoir que la prétendue révolution de 1660 a commencé bien avant : Boileau n’est pas le défricheur du classicisme, mais son « écho sonore », selon la formule que Victor Hugo s’appliquera à lui-même. Ensuite, la poésie cessant d’être comprise comme une branche de la rhétorique : l’art de mettre en rimes la Raison, on a commencé à fustiger le « législateur » (et, par la même occasion, son modèle Malherbe) au nom de la vraie poésie, celle qui suggère plutôt qu’elle ne désigne, celle qui jamais n’« appelle un chat un chat ». Le principal responsable du sommeil en France de la poésie lyrique entre la Pléiade, escortée de l’École lyonnaise, et Lamartine, soit durant deux siècles, c’était lui ! Et nous arrivons à ce tricentenaire. Qui en France s’intéresse encore à Nicolas Boileau-Despréaux, honni des beaux esprits, ignoré des incultes ? Son œuvre a-t-elle encore quelque chose à nous dire ?

   Il naît le 1er novembre 1636 à Paris, quinzième enfant de Gilles Boileau,  d’origine modeste mais dont la famille n’était pas dépourvue d’alliances dans la haute magistrature. Simple huissier à ses débuts, Boileau père a arrondi son pécule, gravi habilement l’échelle sociale, acquis une charge de « greffier de la Grand Chambre du Parlement ». La mère de Nicolas, seconde épouse de Gilles, meurt à vingt-sept ans ; l’enfant n’a que dix-huit mois.

   Tout le pousse vers la basoche, mais dès l’adolescence il dévore les romans des Scudéry, les poètes français et latins, et gribouille des tragédies en cachette. Il fait son droit. Avocat à vingt ans, il quittera vite le Barreau,  étudie la théologie en Sorbonne, songe à l’habit ecclésiastique peut-être à la suite d’un chagrin d’amour, y renonce, bien que nanti d’un prieuré ; et, de velléités en abandons, il achève ses années d’apprentissage dans une agréable oisiveté, partagée entre la fréquentation des cercles et coteries de lettrés qui pullulaient en ce temps-là, et celle des cabarets. La vie sentimentale de ce célibataire impénitent, auteur d’une satire Contre les femmes, reste aussi mystérieuse que celle de La Bruyère. Elle se réduit à quelques hypothèses, celle notamment d’une alouette qui lui aurait préféré un brillant mousquetaire.

   Son caractère et son talent se dégagent peu à peu de la gangue des influences et se révèlent d’une forte originalité : il ne se fie qu’à son propre jugement, fait fi des célébrités usurpées, trie avec acharnement le bon grain de l’ivraie, s’emporte facilement contre les égarements d’autrui en matière de littérature, s’arme de l’ironie la plus cruelle pour abattre ses adversaires. Il convient de noter cependant qu’il ne nourrissait à leur endroit aucune haine ad personam. Il lui arriva même d’ouvrir sa bourse pour porter secours à certains. Mais il se fit beaucoup d’ennemis, qui n’hésitaient pas, eux, à amalgamer dans leur détestation l’œuvre et la personne. Il illustrait cette race d’hommes à la sincérité passionnée qui s’attachent autant d’amis irréductibles que de détracteurs acharnés. Boileau est intéressant aussi de ce point de vue-là : les ayant subies ou provoquées à leur plus haut degré, il constitue une référence emblématique de toutes les rivalités, intrigues, médisances, rancunes mijotées et recuites, qui agitent depuis toujours le bouillon de culture parisien . Une fois de plus, il faut s’émerveiller de la perspicacité du roi. « Louis XIV, écrit Sainte-Beuve, en couvrant Despréaux de son estime, n’aurait pas souffert qu’il fût sérieusement entamé par les railleries de cour. Le grand sens royal de l’un avait apprécié le bon sens littéraire de l’autre, et il en était résulté un véritable accord de puissances. »

   Dans les jours impétueux de la jeunesse, tant son tempérament que sa culture le mènent droit à la satire. D’ailleurs, il nourrira toute sa vie l’ambition d’être l’Horace et le Juvénal français, que Mathurin Régnier en dépit de son charme pittoresque – « Les nonchalances sont ses plus grands artifices » Ce mot désigne l'examen, par la raison, de la valeur logique d'une démonstration.

  – n’a pas égalés. La crainte de s’aliéner trop de protections le conduira par la suite à émousser quelque peu sa pointe. À la fin, il se posera en grand-prêtre que l’on vient consulter ; à qui Voltaire dédiera   Mon Testament : « oracle du goût dans cet art difficile / Où s'égayait Horace, où travaillait Virgile ». D’où la division de son œuvre en trois parties successives : les Satires, les Épîtres, l’Art poétique. Mettons à part Le Lutrin, qui fit beaucoup pour sa réputation dans les collèges, et nous semble un peu long aujourd’hui. Ce « poème héroï-comique » appartient par un côté au genre satirique, quoiqu’il vise surtout à développer une forme de comique en soi,  reposant sur un contraste qui confirme l’analyse de Bergson : un style mécaniquement plaqué sur le vivant d’une situation inappropriée. Opposé au burlesque traditionnel, traitement trivial d’une matière noble (« Qu'il est joli garçon, l'assassin de papa ! »dira Chimène dans un poème de Fourest), Boileau avec Le Lutrin en propose le contraire : une cocasse affaire de mobilier relatée sur le ton tragique.

    Sur le plan strictement historique, le nom de notre aristarque s’attache surtout à deux événements : la Querelle des Anciens et des Modernes et la charge honorifique et lucrative d’historiographe du roi, qu’il partagea avec Racine. Le fruit de cette collaboration, disparu dans l’incendie d’une bibliothèque, n’était sans doute pas le chef-d’œuvre du siècle. Quant à la Querelle qui mobilisa tant d’esprit et d’énergie, elle nous paraît à présent assez confuse : les partisans de l’Antiquité avaient parfois des vues plus modernes et audacieuses que leurs adversaires. Ces derniers étaient loin de mépriser Homère.

   Nous concernent davantage les sentences du goût gravées dans la pierre  de quelques alexandrins rugueux, au fronton du Grand Siècle. Elles ont assuré à leur auteur une place à part dans le cortège un peu triste des critiques, aussi souvent démentis que les économistes ou les politologues. Miracle ! Plutôt que le Législateur, mieux que le Satirique, on devrait surnommer Boileau « l’Infaillible ».

   Que pour ses contemporains le « paysage culturel » parût fort différent de son reflet dans notre rétroviseur, cela va sans dire. Comme à toutes les époques, une multitude de barbouilleurs de papier et d’histrions tenaient le haut du pavé, applaudis par la foule, protégés par les Grands. Racine, Molière et jusqu’à Pierre Corneille éclipsé par son frère Thomas, avaient toutes les peines du monde à exister. Les gens à la mode s’appelaient Chapelain, Quinault, Scudéry, Charpentier, les abbés mondains : Cotin, de Pure, cent autres. Tragédies fades, poèmes maniérés, romans extravagants se disputaient la faveur du public.

    Un jeune homme surgit, bouillant d’enthousiasme, de juste colère et d’impatience. Révolté par le conformisme, l’absence de discernement de la plupart des faiseurs de réputations (nous les connaissons bien, c’étaient les mêmes qu’aujourd’hui), il crible la fourmilière de coups de pieds, manque d’être dévoré dix fois, se calme un peu tout en renforçant ses positions, achève son existence en vieux sage reconnu. Phare à l’entrée du port, il a désigné les écueils et le chenal ; il a assigné aux bons et mauvais écrivains leur juste place, dont ils n’ont plus bougé.

    Que dit-il ? Pour le principal : que l’art doit  se fonder sur le vrai : « Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable. » Par ce « vrai », interchangeable avec « raison », il convient d’entendre tout le vraisemblable, tout ce qui se rattache d’une manière ou d’une autre aux possibilités de l’univers… et de la logique, émanation de l’univers. Point capital. Pour que le sentiment du beau circule réellement entre l’émetteur qu’est l’artiste et le récepteur de l’œuvre, les règles de la communication  exigent une identité des codes ; assurée en art par les lois de Nature. Lecteur de Pascal, Boileau a fait sienne l’épigraphe du Spectacle du Monde : « Il faut de l’agréable et du réel ; mais il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai. » Hors ce cadre du plausible, si le récepteur de l’œuvre est sincère, il lui est impossible d’y adhérer. On connaît de nos jours la valeur de ce critère dans les arts de l’image mécanique, cinéma et télévision. 

   Contrairement à une idée reçue, notre XVIIe siècle est loin d’être unanimement cartésien. Certes, il a vu un prodigieux développement de l’outil mathématique. Il a conçu les lois de l’optique, l’application de l’algèbre à la géométrie, les calculs différentiel et des probabilités. Parmi cent autres avancées, on pourrait citer aussi les débuts de l’aménagement raisonné du territoire… Mais l’Église toute-puissante se veut toujours dans le sillage d’Aristote, le Roi-Soleil est monarque d’une théocratie, une large partie de l’espace social et culturel est occupée par un merveilleux – chrétien ou païen – le plus souvent de pacotille ; la littérature se berce des imaginations les plus bizarres, se complaît dans une préciosité qui confine au délire. La poésie lyrique, devenue jeu de société, tombée aux mains de petits rimeurs aux grâces farfelues, en était morte. Le théâtre risquait d’en mourir. Peu s’en fallut que la Phèdre de Pradon n’étouffât celle de Racine.

   L’apport de Nicolas Boileau est là. Par son retour à l’antique, à la robustesse des vieux maîtres, par l’affirmation du rôle essentiel de la raison, de la nécessité du vrai et d’un polissage artisanal de cette vérité (« Cent fois sur le métier… ») il n’a pas sauvé la poésie lyrique des XVIIe et XVIIIe siècles, mais avec son prédécesseur Malherbe, épurateur du langage, il a confié aux dramaturges et aux moralistes, aux philosophes des Lumières aussi, l’instrument de précision et de simplicité qui manquait à Jean de Rotrou et leur a permis de composer leurs chefs-d’œuvre.

   Le problème posé par la poésie est complexe : il serait à la fois trop facile et inexact de rendre Boileau et Malherbe responsables de son naufrage durant les deux siècles en cause. La poésie, qu’elle soit d’épanchement personnel ou descriptive, demande une concentration sur soi, sur les sensations éprouvées, une contention, une sorte particulière d’égocentrisme en quelque sorte, un sens, un goût de la solitude où s’épanouissent des états de l’âme qui, à l’évidence, ne pouvaient trouver asile dans la société française d’alors. Ces siècles furent ceux de la plus grande sociabilité, de la société-spectacle, de la politique-opéra ballet dans un théâtre de verdure ; une société  tournée vers l’extérieur, vouée au commerce des hommes et guère ou pas du tout aux ruminations solitaires telles que les inaugurera Jean-Jacques, les  amplifiera Chateaubriand. C’est peut-être pourquoi la meilleure poésie du XVIIIe fut celle des poètes venus des « Isles ». Un authentique lyrisme va renaître au moment où la société française passera de la sociabilité aristocratique à un embourgeoisement familial replié sur lui-même, pétri d’individualisme, de nostalgies préclassiques et d’appétits nouveaux, terreau du romantisme, en prose puis en vers.

   Ainsi, Boileau ne pouvait pas grand-chose pour cette poésie dont il se croyait parfois dépositaire, plus précisément réformateur, et qui, après les beautés sévère de Maurice Scève, les  mélancolies de Du Bellay, avait versé dans la rhétorique versifiée ou les mièvreries de boudoir. Il a conscience, d’ailleurs, de ses insuffisances. Ses accents de sincérité nous touchent : « Je sais coudre une rime au bout de quelques mots. / Souvent j’habille en vers une maligne prose : / C’est par là que je vaux si je vaux quelque chose. En revanche, homme du théâtre social, convive recherché – même à un Repas ridicule ! – bien accueilli dans les salons où il débitait ses écrits tout frais avec une science consommée, spectateur rompu aux arts de la scène, il a joué un rôle décisif dans la reconnaissance de ses amis auteurs dramatiques. Et si nous lisons encore avec amusement ses satires, ou même certains passages du Lutrin, c’est qu’ils ressemblent à des tirades de grande comédie.

   Inlassablement, Boileau nous ramène à la raison. Et à la pureté de la langue qui n’est pas une obsession de grammairien mais la condition d’une pensée juste : « Surtout qu’en vos écrits la langue révérée / Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée. » En un temps créateur de richesses intellectuelles, ce serait sans grande portée. On saluerait Boileau de loin. Dans la débandade du sens commun, voire du sens tout court, qui caractérise nos académismes moribonds, le phare rallumerait opportu-nément ses feux, qui éclairèrent tout un siècle.

 

 

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25 novembre 2011 5 25 /11 /novembre /2011 09:19

Dans son numéro 6 (automne 2011), la revue Livr’Arbitres a publié un dossier spécial à l’occasion du vingtième anniversaire de la disparition d’Antoine Blondin. Au sommaire, plusieurs contributions, notamment de Francis Bergeron, l’actif président des Amis d’Henri Béraud, qui vient de signer une monographie d’ Hergé chez Pardès, l’essayiste Alain Sanders, Joseph Vebret, directeur de la rédaction du Magazine des livres, et aussi quelques souvenirs de Michel Mourlet, que nous reproduisons ici :

 

SOUVENIRS AU FOND DU VERRE

 

   Dès lors que, coopté par André Fraigneau et Michel Déon, et aussi grâce à l’onction de Paul Morand, j’eus pris place en 1961 parmi les preux chevaliers de cette Table Ronde dont le roi Arthur s’appelait Roland Laudenbach, je fus amené à rencontrer Antoine Blondin. Plus souvent, certes, dans les bistrots de la rue du Bac et alentour que dans les bureaux éditoriaux où Déon officiait comme directeur littéraire. La pêche aux souvenirs ne diffère en rien de la pêche à la ligne : on tire de l’étang un joli gardon qui frétille ou aussi bien un soulier à gueule de brochet. Avec Antoine, elle se complique pour moi d’un détail : tous les souvenirs que j’ai de lui dorment au fond d’un verre.

   J’ai fait sa connaissance par une belle matinée de juin bleu et or. Il était attablé en compagnie de Roger Nimier et de Daniel Boulanger à la terrasse d’un café dont j’ai oublié l’enseigne. Venus de la Table Ronde, Déon et moi les avions rejoints. Encore barbouillé du lait d’Io la blanche, je m’assis un peu intimidé entre les deux auteurs déjà célèbres des Enfants tristes et des Enfants du Bon Dieu. Tout à trac, le premier me proposa de l’affronter dans l’exercice de lutteurs de foire qu’on appelle « bras de fer ». Surprenante entrée en matière : sans doute une sorte d’épreuve ou d’ordalie assurément plus instructive que de solliciter mon avis sur le rapport de la noèse et du noème dans la Phénoménologie de la perception, comme l’eût fait un intellectuel de gauche (Merleau-Ponty venait de trépasser). Nous filions  plutôt la métaphore d’une de ces scènes des films américains dont nous étions friands, là où une amitié éternelle se soude à l’issue d’une grosse bagarre alcoolisée. À mon vif étonnement, je ne rencontrai dans le biceps de Nimier aucune résistance. C’est alors que mon autre voisin, Antoine, me présenta son avant-bras. Plantant nos coudes l’un contre l’autre, nous nous empoignâmes avec vigueur. Ma surprise ne fut pas moins forte : mon adversaire – dont la réputation ne m’était pas inconnue – administrait la preuve qu’un pilier de bar, si on lui procurait le point d’appui réclamé par Archimède, aurait pu soulever la Terre. Nous luttâmes jusqu’à la limite qui fait trembler les muscles, puis, d’un commun accord, abandonnâmes la partie.

   Nous nous revîmes quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un colloque impromptu sur le cinéma français que j’avais organisé dans un bureau de la Table Ronde, au milieu d’un coquetel dont les bulles moussaient à flots. J’avais réuni non sans peine autour d’un magnétophone, les arrachant à leurs petits fours, Blondin, Déon, Fraigneau, Guimard, Nimier et Dominique Rollin. Les interventions un tantinet bredouillantes d’Antoine, entre deux coupes, furent succinctes : il s’interrogeait sur les exigences particulières de l’écran par rapport au livre, sujet fort académique, mais prit quand même le temps d’échanger avec André Fraigneau, plus pétulant que jamais, quelques considérations insolites au cours desquelles Un singe en hiver, dont l’adaptation était en projet, devint « Un singe en été », puis « le Singe d’une nuit d’été ».

   Mais si je pèse mes souvenirs, le plus marquant que je garde d’Antoine remonte au printemps 1973, un après-midi où il m’avait entraîné au Bar Bac. Il ne buvait alors que de la bière, m’avait néanmoins offert un scotch et, de but en blanc, s’exclama : « Grâce à vous, j’ai recommencé à parler avec ma femme ! » De quoi être interloqué !  La scène se passait peu de jours après la publication dans les Cahiers de la Table Ronde d’une de mes nouvelles : « Happy Birthday to you », appartenant au cycle de Patrice Dumby. Antoine consentit à me fournir une explication : à la suite d’une mésentente conjugale chronique, sa femme et lui ne communiquaient plus que par de très laconiques billets. Or, me raconta mon interlocuteur le plus sérieusement du monde, après avoir lu l’un comme l’autre ma nouvelle, ils s’étaient regardés et avaient ouvert la bouche en même temps… pour exprimer en langage articulé leur totale satisfaction. Je n’ai jamais su combien de temps dura cet armistice, ni même si l’anecdote était véridique ou née de l’imagination d’Antoine dans la seule intention de me faire plaisir…

  Quelqu’un qui aurait peut-être pu m’apporter ces précisions, c’était son ami Roger Bastide, le chroniqueur sportif du Parisien, vaste armoire bourrée de Ballantine’s et d’humour, que j’ai bien connu. Il se présentait lui-même comme « terrassier de la pensée ». Je n’ai pas songé à le questionner. La dernière fois que je les ai croisés ensemble, c’était au tout début des années quatre-vingt, à l’arrivée d’un  marathon parisien ponctué de haltes bistrotières. Cet événement sportif organisé par Bastide en l’honneur d’Antoine s’acheva sous une avalanche de saucissons et de rillettes arrosés de beaujolais.

   La vocation de ceux qui s'enrôlent dans « la Légion étrangère des noctambules », Antoine Blondin l'expliquait par « le goût de la nuit où les différences s'estompent, où les conflits se résolvent dans l'anonymat des bistrots... » Résumant cette expérience, Alcools de nuit, paru chez Michel Lafon en 1988 et réédité récemment au Rocher, est un dialogue à trois voix : Blondin, Bastide et Jean Cormier, grand spécialiste du rugby, journaliste sportif au Parisien comme le regretté Bastide, et qui lui non plus ne fut pas étranger, me semble-t-il, au Marathon des leveurs de coude. Cela se passait donc à la fin du premier septennat de François Mitterrand. (Le détail a son importance, lorsque on se rappelle le ralliement d'Antoine en 1981, qui ne surprit que ceux qui prenaient le nouveau président, ancien fidèle du Maréchal, défenseur pugnace de l'Algérie française et fossoyeur du Parti, pour un homme de gauche.) Trois vieux copains, « écologistes du comptoir », se remémoraient avec une pointe de nostalgie leurs virées nocturnes, leurs grands chelems, leurs Tours de France. Ces trois-là se sont bien amusés, malgré l'angoisse de la « dernière tournée » après quoi chacun doit rentrer chez soi ; et quoiqu'ils vécussent dans ce cauchemar : voir les ultimes vrais bistrots parisiens peu à peu transformés en abreuvoirs de Coca-Cola pour moutons mondialisés. Antoine était convaincu que les saines traditions qui firent la grandeur de la France se conservent mieux dans l’alcool.

 

Michel Mourlet

 

 

 

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10 juillet 2011 7 10 /07 /juillet /2011 14:31

   Contribution de Michel Mourlet au bicentenaire de Théophile Gautier. Ceci est la version intégrale de l'étude publiée dans le n° 580 (juillet-août 2011) du  Spectacle du Monde.

 

 

 

                                                                                                      Il ne manque vraiment au tableau que le cadre     

                                                                   Avec le clou pour l’accrocher.

                                                              Albertus (1831)

 

   Parmi d’autres surprises, on découvre dans les Odes funambulesques de Théodore de Banville trois des vers les plus énigmatiques de la poésie française :

Dumas avait un jonc en bois de sycomore

                                             Et près de lui Gautier, qui sur la tête maure

                                             Fait cinq cent vingt pour son écot !

   Avec un chiffre légèrement différent, Théophile Gautier nous en fournit l’explication : « Je donnai, à l’ouverture du Château-Rouge (célèbre bal public sous la Monarchie de Juillet), sur une tête de Turc toute neuve, le coup de poing de cinq cent trente-deux livres devenu historique ; c’est l’acte de ma vie dont je suis le plus fier. » L’anecdote nous fournit deux informations : l’expression « tête de Turc », c’est-à-dire objet de railleries, vient des dynamomètres de fête foraine dont le plateau de frappe s’ornait d’une figure à turban ; et la musculature de l’écrivain forçait l’admiration de ses confrères.

   Voilà qui confirme le portrait que brossent ses biographes à larges traits : Théophile était un grand vivant aux appétits féroces, rabelaisien et pas seulement en tant que lecteur, force de la nature, amateur de femmes, voyageur boulimique, épris de tout ce qui colore, parfume, embellit l’extérieur du monde. Ainsi s’est imposée une image. Outre le gilet rouge à la première d’Hernani, puis le fez du Tartarin  aux yeux tombants, on  a surtout vu   l’auteur du Capitaine Fracasse, rival de Dumas. Et, pour les lecteurs plus avertis, l’orfèvre baroque des octosyllabes précieusement martelés d’Émaux et Camées, qui préfigurent les parnassiens à l’opposé de la poésie future, musique tremblée aux résonances obscures et profondes ; Gautier, précurseur des Leconte de Lisle, Heredia, ciseleurs de formes nettes, dont l’art possède force et éclat, mais  à l’écart de la nappe souterraine qui jaillira bientôt sous la baguette des sourciers. Rappelons seulement quelques vers de « L’art », qui est à Théophile Gautier ce que « L’art poétique » est à Verlaine, les deux poèmes proclamant deux conceptions exactement inverses l’une de l’autre :

                                       Lutte avec le carrare,

                                       Avec le paros dur

                                              Et rare,

                                       Gardiens du contour pur ;

                                  […]Peintre, fuis l’aquarelle,

                                        Et fixe la couleur

                                              Trop frêle

                                        Au four de l’émailleur. 

 

   Nous voici bien éloignés de « l'Impair / Plus vague et plus soluble dans l'air » de Verlaine, et du « regard d’une vapeur couvert ; / Ton œil mystérieux, – est-il bleu, gris ou vert ? – » qui ouvre « Le ciel brouillé » de Baudelaire.    

   Oui, mais… Car il y a un « mais », et d’importance, et qui donne à réfléchir. C’est que Baudelaire, justement, a dédié ses Fleurs du Mal à Théophile Gautier. Pas n’importe quelle dédicace : « Au poète impeccable, au parfait magicien es lettres françaises, à mon très cher et très vénéré maître et ami Théophile Gautier, avec les sentiments de la plus profonde humilité, je dédie ces fleurs maladives. » On sent qu’il ne s’agit pas d’un hommage de simple politesse, d’une formalité obligée pour se pousser du col dans le monde littéraire. Baudelaire avait de bonnes raisons d’admirer sincèrement Gautier, de dix ans son aîné, devenu un ami.

   Le grand poème écrit par ce dernier en 1831, Albertus, avait produit une forte impression sur le futur jardinier des « fleurs maladives ». Albertus, ce n’est pas le Parnasse buriné et fantasque d’Émaux et Camées. C’est encore le romantisme aux cheveux longs, mais sans prêche social, et plus près de Hoffmann que de Lamartine. Le fantastique y frôle le trivial, les squelettes ne sont jamais très loin des étreintes furieuses de la luxure… On imagine un certain frisson de Baudelaire lisant pour la première fois : « Malheur, malheur à qui dans cette mer profonde / Du cœur de l’homme jette imprudemment la sonde ! »

   Non, le romantisme de Gautier, à vingt ans, n’était déjà plus celui de Victor Hugo. Tout armée dans sa tête, la doctrine de « l’art pour l’art » allait s’élancer dans le monde des lettres, partageant pour toujours ses habitants en deux camps : les engagés qui croient au progrès de l’espèce humaine, et les antimodernes qui ne cherchent de salut que dans la beauté. En 1835, Gautier, dans sa préface à Mademoiselle de Maupin, étonnant roman d’introspection personnelle habillée de fiction[1], et qui provoqua un beau scandale, lance l’idée qu’« il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien. » Dans l’univers de l’utilitarisme bourgeois et moralisateur tant prôné sous Louis-Philippe, qui aurait la folie, demande-t-il, de préférer Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ? Et d’enfoncer méchamment son clou de ferronnier dans le cercueil capitonné des Guizot : « tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. » Transposant la doctrine dans le monde social, Baudelaire, dans ses carnets intimes, notera : « Être un homme utile est quelque chose de bien hideux. » À travers Villiers de L'Isle-Adam, Huysmans, à travers combien d'autres, l'idée cheminera jusqu'au Cyrano de Rostand.

   On voit ainsi dans quelle proximité de pensée se trouvaient Gautier et Baudelaire, et de quelle façon le premier a ouvert la voie à toute la poésie post-romantique et à la littérature « dégagée », celle des grands « réactionnaires » des XIXe et XXe siècle. Certes il ne fut pas le seul en ces années-là, et Musset, par exemple dans les savoureuses Lettres de Dupuis et Cotonet, annonce les sarcasmes anti-progressistes de Flaubert, mais personne avant Gautier ni sans doute après lui n’a formulé aussi ouvertement et, pourrait-on dire, ingénument, un tel refus de la compromission de l’artiste avec la cité. Critique, oui, les yeux ouverts, mais en dehors. Refus, aux yeux des bien-pensants de toute époque, si insupportable qu’on a pu connaître, encore récemment, des tentatives pour sauver Gautier de l’opprobre, pour excuser son irresponsabilité en la minimisant par des considérations publicitaires : il s’agissait simplement pour lui de scandaliser afin d’assurer la renommée de Maupin !

   Autre point commun entre Gautier et Baudelaire : le goût et l’exercice de la critique. Ils firent partie des meilleurs critiques d’art de leur époque, avec la sûreté d’un jugement qui, ne devant rien aux modes, se trouverait corroboré  par la postérité. À la critique d’art, Gautier ajoutait la critique dramatique, avec un peu moins de bonheur. On lui a même reproché de s’intéresser au décor des pièces plutôt qu’à leur contenu, ce qui est fort exagéré. Néanmoins, un tantinet aveuglé par sa vénération pour le génie verbal du chef de l’école romantique, il n’a sans doute jamais aperçu l’absence totale de vérité humaine de la pièce dont la création tumultueuse lui avait apporté un début de célébrité : Hernani, ce monument dont l’absurdité avait été pointée par Balzac.

   Qu’il fût plus à l’aise devant une toile que devant une scène n’a rien de surprenant : avant d’opter pour la littérature, il avait songé à une carrière de rapin. Et on notera comme un aveu de sa part ce regret exprimé par le chevalier d'Albert, personnage moteur de Mademoiselle de Maupin : « Si j'étais peintre (et j'ai toujours regretté de ne pas l'être)... » De fait, on ne connaît pas d'écrivain qui donne autant l'impression d'être devant la page blanche comme devant un chevalet, au point qu'il ne serait pas tout à fait abusif d'appliquer à nombre de ses descriptions en vers ou en prose le précepte de Maurice       Denis : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » L’un des motifs, peut-être, de son admiration pour Gustave Moreau est l’exacte réciprocité qui unit l’art du peintre d’Hésiode et la Muse à celui du poète de Symphonie en blanc majeur : le premier fait de la peinture littéraire, le second de la littérature picturale. Nous sommes au cœur, au nœud inextricable des « correspondances » baudelairiennes, où toutes formes, idées, sensations se répondent. Ici sont congédiées d’avance la « peinture pure » et la poésie dont les mots ne sont les intercesseurs que d’eux-mêmes.

   Mais cela n’est pas le plus troublant, ni le plus décisif. On trouve dans Mademoiselle de Maupin (décidément son ouvrage majeur, le plus révélateur tant de lui-même que de ses ambitions de créateur) une phrase  qui éclaire d’un jour singulier le fond de sa perception des choses et le mobile le plus puissant de son travail : « La vue d’une femme ou d’un homme qui m’apparaît dans la réalité ne laisse pas sur mon âme des traces plus fortes que la vision fantastique du rêve : il s’agite autour de moi un pâle monde d’ombres et de semblants  faux ou vrais qui bourdonnent sourdement, au milieu duquel je me trouve aussi parfaitement seul que possible… » Si l’on rapproche cette confidence – une espèce de solipsisme des sensations – de toutes les descriptions, évocations, métaphores, qui dans son œuvre se réfèrent à un tableau, on admettra comme probable que c’est le peu de réalité qu’il reconnaît autour de lui qui le conduit à regarder le monde comme figé sur une toile. Et inversement, dans ses contes fantastiques, ces personnages de tapisserie (celle d’Omphale) ou accrochés dans un cadre doré, qui s’animent, commencent à parler, sautent du mur dans la pièce où s’effare le narrateur, ne sont porteurs que d’une seule signification : le monde de la peinture est plus vrai, ou à tout le moins aussi vrai que le monde réel. D’où l’idée que chez Gautier, l’accumulation incessante de références aux arts plastiques n’est ni l’étalage vain d’une érudition ni le signe d’une impuissance créatrice, mais une tentative pour se saisir d’une réalité évanescente par l’intermédiaire d’un instrument qui, à ses yeux,  l’immobilise et l’authentifie. Pour Shakespeare, le monde est un théâtre ; pour Mallarmé, l’univers doit aboutir à un livre ; pour Gautier, la peinture donne de la consistance au réel.  

   « Ce que je fais a toujours l’apparence d’un rêve », déclare le chevalier d’Albert, double introspectif de Théophile, qui recueille, coordonne, reconstruit en les systématisant et approfondissant les états d’âme et les disposition d’esprit de l’auteur, forcément plus superficiels et incohérents dans la continuité de sa vie réelle que dans celle de son héros. Ce qui explique une succession, assez courante chez les écrivains, de plusieurs personnages parfois contradictoires en apparence : le Gautier de l’humour qui se tient à distance (il s’est moqué du romantisme, comme Musset), humour facilement mélancolique: Gautier parle quelque part de sa « mélancolie noire » accompagnée d’une propension à la bouffonnerie, deux traits d’humeur ô combien compatibles avec un sentiment d’irréalité ; puis le Gautier hédoniste, païen, voire paillard, amoureux de l’amour ; plus un troisième, père de trois enfants, écrasé de travaux alimentaires et qui mourra à la tâche, en 1872, le cœur épuisé. L’excellente biographie de Stéphane Guégan montre bien cette activité incessante d’un homme au milieu de toutes les tourmentes, romantisme, révolutions, guerre, défaite ; un homme qui, autant que Hugo, aura été l’« écho sonore » de son siècle. Avec plus de générosité que le titan de Guernesay, car davantage tourné vers les œuvres des autres, librettiste pour les musiciens (Gisèle), feuilletoniste pour les dramaturges, aussi porté que son ami Baudelaire vers la jeune peinture et la nouvelle musique – Wagner – de son temps.

   Le bilan de cette vie est donc considérable et déborde de beaucoup l’image que nous évoquions au début. Certes, Fracasse demeure bien présent : on le réédite régulièrement et l’on en dénombre à ce jour au moins cinq adaptations à l’écran, dont la plus étonnante est à notre goût le meilleur film d’Abel Gance, tourné en 1942. On vient aussi de le porter à la scène. Cette commedia dell’arte itinérante où l’on entend des échos de l’Illusion comique de Corneille et du Roman comique de Scarron n’a pas fini de peupler notre imaginaire théâtral, nourri de Carrosses d’or et des commencements de Molière.

   Mais l’importance d’un écrivain, on l’a un peu oublié depuis l’arrivée de la littérature industrielle, ne se mesure pas au poids du papier. Déjà, son appartenance au cercle très restreint des pratiquants français du genre fantastique lui assigne une place à part, qu’il doit probablement à ce sentiment intermittent, que nous avons entraperçu, de l’irréalité des choses. L’un des premiers, il a énoncé un principe d’incertitude entre rêve et réalité qui mène droit au Manifeste du surréalisme. En attendant, étranger à tout système, y compris narratif, il réintroduit dans le roman une fantaisie baroque, perdue depuis la victoire de la Princesse de Clèves sur le Grand Cyrus. À cet égard, son chef-d’œuvre, admiré de Balzac, reste Mademoiselle de Maupin. Pour la narratologie contemporaine, c’est un sujet d’étude captivant où coexistent tous les modes de narration depuis le roman épistolaire jusqu’au dialogue théâtral coiffant chaque réplique du nom de l’interlocuteur, en passant par l’analyse introspective et le récit objectif. Sans omettre ce qu’on nomme aujourd’hui l’intertextualité, mot cuistre et malsonnant comme on les aimait dans les années soixante, pour désigner dans un texte donné  l’implication d’autres écrits – cités ou non –, procédé détourné la plupart du temps par Gautier au bénéfice de la citation picturale.

   Toutefois, ces considérations restent un peu trop cantonnées dans la cuisine de l’écrivain. Ce que Théophile Gautier nous a laissé de plus admirable, c’est sa religion de la beauté. Ce romantique d’occasion, pétri de la poésie savante et colorée du XVIe siècle (il s’en était ouvert notamment à Sainte-Beuve), était surtout un homme de la Renaissance, très vite revenu des tours médiévales et de leurs mâchicoulis. En tout point semblable au culte grec, ou, pour être plus précis, d’Alexandrie, son culte est celui de la beauté physique alliée aux raffinements les plus exquis de la sensualité. Si telle des scènes érotiques qu’il dépeint : l’amoureux couvert d’une peau d’ours qui lacère les vêtements de sa proie, nous rappelle le Néron de Suétone, c’est pour nous convaincre du seul recours des civilisations en fin de cycle : « Je conçois le fol enthousiasme des Grecs pour la beauté. » Le chapitre V de Maupin est un hymne, qui fit battre le sang aux tempes de Baudelaire et de Barrès. Mais la beauté parfaite, surtout physique, surtout humaine, est inaccessible : « Je suis attaqué de cette maladie qui prend aux peuples et aux hommes puissants dans leur vieillesse : l’impossible. » L’extraordinaire chapitre IX dépasse la difficulté : « Le monde où je vis n’est pas le mien, et je ne comprends rien à la société qui m’entoure. Le Christ n’est pas venu pour moi ; je suis aussi païen qu’Alcibiade et Phidias. Je trouve la terre aussi belle que le ciel et la correction de la forme est ma vertu. » Gautier romantique ? Gautier retardataire ? Allons donc. Il est celui qui a ouvert la voie à Mallarmé, graveur de signes sur une digue de marbre contre les vagues du néant.       

  



[1] N’y aurait-t-il pas lieu d’établir un rapprochement entre d’Albert et Albertus ?

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13 avril 2011 3 13 /04 /avril /2011 17:05

   Les Editions Alexipharmaque viennent de publier Instants critiques, quatrième volume du "Temps du refus" de Michel Mourlet, après l'Eléphant dans la porcelaine, Crépuscule de la modernité et la Guerre des idées. L'auteur a autorisé Papiers en ligne à en reproduire l'Avant-Propos, qui donne un aperçu du sens et du ton du livre. 

 

 

AVANT-PROPOS d'Instants critiques

par Michel Mourlet

 

 

   Voici donc le quatrième volume du Temps du refus. Le précédent ayant paru il y a dix-sept ans, il semble nécessaire de revenir un tant soit peu sur l’origine et la longue histoire de cette série d’ouvrages qui recueillent une variété de textes, variété au sens valéryen : une diversité de sujets de toute nature, traités presque toujours d’un même point de vue.

   En 1957, je commençais à publier mes tout premiers articles sur le cinéma, qui s’opposaient déjà à un certain consentement général de la « grande presse », allant du Sadoul de L’Humanité au Chauvet du Figaro. Parallèlement, j’entamai une polémique tant orale qu’épistolaire, courtoise, certes, mais inébranlable sur les postulats, avec Alain Robbe-Grillet qui venait de publier le manifeste du « nouveau roman » : « Une voie pour le roman futur ». La voie, en tout cas, qui s’ouvrait à moi sous l’aspect particulier de la critique - domaine secondaire par rapport à la création mais bien présent et même envahissant dans le microcosme culturel de l’époque - j’en pris conscience au moment même où j’y expérimentais mes premières armes : ce serait d’exprimer ma pure vérité de sentiment et de compréhension – adhésion, rejet, indifférence… - à la réception d’une œuvre, d’une idée  ou d’un événement. Cette démarche, la seule à mes yeux qui pût conférer quelque  valeur à la critique, gommer son image de végétation parasite épuisant la sève de l’arbre, exigeait deux conditions : ôter de mon œil dans la mesure du possible,  comme on ôte une lentille de contact, et c’est sans doute le plus malaisé, tout filtre de culture préalable, et bien entendu toute grille d’interprétation préétablie ; secondement, ne tenir aucun compte de ce que disent « les autres » de l’œuvre considérée, et a fortiori de ce qu’il est convenu ou convenable d’en dire. Certes, une éducation de l'oeil, de l'oreille, de l'esprit tout entier mobilisé, est indispensable à une bonne écoute, à une juste vision ; mais il m'importait d'oublier ce que j'avais appris pour n'en conserver que l'affinement de perception qui en résulte.

   À peine avais-je répondu à l’invitation de Jean Paulhan, qui avait ouvert la NRF  à mes chroniques de cinéma, que je croisais le fer avec Marcel Arland à propos d’Eisenstein. Et pour couronner mon entrée en dissidence, Éric Rohmer publiait quelques mois plus tard en caractères italiques dans les Cahiers du cinéma mon manifeste « Sur un art ignoré », dont les cinéphiles du monde  entier continuent de se jeter à la figure, par « forums » interposés, les phrases les plus provocatrices, comme s’il en allait de l’avenir de la civilisation.

   Ce bref rappel de mes débuts d’empêcheur d’analyser en rond n‘aura pas été complètement superflu s‘il m‘a permis de laisser apercevoir comment, le cinéma ne suffisant plus à calmer mes ardeurs, j‘en suis arrivé à fonder, en 1971, le magazine Matulu, engin blindé de reconnaissance (« brûlot mensuel », préféra le baptiser Le Monde) qui pointa durant trois ans ses canons vers tous les objectifs culturels alors à la mode ; seul à le faire en ce temps-là, Arts et La Parisienne ayant depuis assez longtemps disparu. Quelque vingt-cinq ans plus tard, on devait voir dans sa droite ligne de tir (les arts plastiques notamment) de belles résurgences de ses combats. L’unique surprise vint du fait que ses successeurs, puisant dans le même arsenal, ignoraient apparemment le parcours des pionniers.

   Mais qu’importe ! L’essentiel était que le message fût passé, que la torche fût transmise et qu’aujourd’hui, par exemple, personne ne pût lire sans éclater de rire les textes - ou leurs équivalents - qui valurent à leurs auteurs nos Prix du Précieux Ridicule et nos oscars du charabia.

   En 1975, Roland Laudenbach, le directeur de la Table Ronde, ainsi qu’il l’avait fait pour mes premières pages de théorie et de critique cinématographiques, me proposa de publier un recueil de mes principaux articles de Matulu auxquels j‘ajoutai quelques inédits. Rédigés sous le signe de la rébellion contre l’ordre culturel établi, et d’une rébellion sans compromis ni prudence car je n’ambitionnais aucune position officielle, ni n’avais de famille à nourrir, totalement libre donc, j’intitulai ce livre l’Éléphant dans la porcelaine. Un deuxième volume suivit en 1989 : Crépuscule de la modernité, puis un troisième en 1993, nourri celui-là de mon long séjour à Valeurs Actuelles : la Guerre des idées. Entre-temps Laudenbach était mort, j’avais changé d’éditeur et, pour mettre en évidence la parenté des trois ouvrages, je les avais coiffés d’un surtitre : le Temps du refus. 

   L’échelonnement sur presque vingt années de ces trois livres d’escarmouches et de pieds de nez m’a été l’occasion d’observer une évolution intéressante : le progrès de la Pensée Correcte dans la médiasphère. Terrain d’observation : mes dossiers de coupures de presse. Même nombre de services de presse aux mêmes journaux pour les trois. 1976, 1er volume du Temps du refus : 34 articles ; 1989, 2e volume : 15 ; 1993, 3e volume : 16.

Autrement dit, de la fin de la décennie 70 au début des années 90, sur la même série d’ouvrages d’un même auteur non courbé sous la pensée dominante, la liberté de parole, soit par censure hiérarchique, soit par autocensure, soit par abrutissement spontané, a été divisée par deux. En 1976, l’un des meilleurs articles obtenus par le premier titre a été publié par un critique influent de la gauche intellectuelle : Jean-Jacques Brochier, dans le Magazine littéraire. Il y a trente ans, il arrivait que l’on écrivît sans partialité et que l’on pensât de même dans cette presse-là. Pareillement, dans Matulu, dans le Quotidien de Paris, tout le monde avait droit à la parole, quelle que fût la couleur de la pensée. En 1993, le journal le plus « à gauche » parmi ceux qui rendirent compte du troisième titre fut probablement… le Figaro Magazine, par la plume de Jean Sevillia. Voilà pourquoi ce ne sont plus les critiques qui font vendre les livres, mais les lecteurs eux-mêmes par le bouche-à-oreille, et le vent de liberté qui gonfle la Toile. À force de répéter docilement, tous ensemble, des avis téléguidés et déconnectés de la réalité éditoriale française, plutôt pauvre ainsi qu’on le remarque à l’étranger, les critiques littéraires ont par trop déçu leurs lecteurs. Ils se sont laissés déposséder de leur pouvoir. La postérité n’est pas seule à percevoir l’élan des véridiques et le ronron des fabricants. .

Quant aux critiques d’art, à quelques exceptions près, ils sont dans la situation de ce patron milanais à qui Marcel Duchamp avait réussi à vendre pour une petite fortune, ornée de sa prestigieuse signature, une roue de bicyclette fabriquée dans les usines du brave industriel. Ce fut le premier ready made. Lorsqu’il me raconta cette histoire (que j’ai d’ailleurs rapportée presque aussitôt dans le quotidien L’Alsace[1]), Duchamp, en compagnie de qui je dînais en tête à tête dans un restaurant de Bergame après avoir gagné à sa cause tout un jury de festival, faillit s’étrangler de rire avec son uccellino alla polenta. De ce moment date mon intérêt pour le travail de destruction opéré par « Marchand du sel » à l’encontre de l’art qui l’entourait, qu’il méprisait et désirait pousser à son ultime degré d’insignifiance. Il y est admirablement parvenu.

Maintenant que vous connaissez cette histoire, lisez ce que publient les revues sérieuses sur les « installations » de bout de ficelles, les débris de ferraille et les canards en plastique rose dans les expositions d’art contemporain et vous comprendrez tout le reste.

 

 

 



[1] « La mort des arts » (1966), repris dans l’Éléphant dans la porcelaine, La Table Ronde, 1976.

 

 

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